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plus devient grande et inévitable la violence de ladétente. Quel que soit le jugement qu'on porte sur la philosophie du dix-huitième siècle, on est bien obligé d'y reconnaître une protestation éclatante, et jusqu'à un certain point légitime, contre l'asservissement dans lequel l'Eglise et l'Etat prétendaient retenir les esprits, sans s'inquiéter des exigences d'une époque où l'essor intellectuel devenait de plus en plus général. Le caractère funeste de l'explosion fut dû précisément à ce despotisme aveugle qui ne se faisait pas scrupule de fausser les principes du juste et de l'injuste, et d'employer la religion comme un instrument dans l'intérêt de ses vues égoïstes. Les notions morales de la foule ne pouvaient demeurer intactes sous l'influence d'un pouvoir qui les respectait si peu. La tion dont la source se trouvait occuper ainsi le sommet de l'échelle sociale, avait bientôt débordé, renversé les digues, pénétré partout. Il ne faut donc pas s'étonner si les écrivains, nés dans ce milieu, et devant y chercher un public capable de remplacer pour eux les faveurs et les encouragements que la cour ne leur offrait plus, choisirent la route la plus directe pour arriver au but, en arborant le drapeau de la révolte, qui fournissait un signe de ralliement et une formule précise aux tendances encore assez vagues du plus grand nombre. Ce fut une crise terrible, un ébranlement dont la société ressent encore aujourd'hui les effets désastreux, mais qui, en même temps, exerça une action salutaire, réveilla l'esprit d'examen, fit disparaître de graves abus, et ouvrit à la discussion un champ libre où la vérité doit finir par triompher de l'erreur. L'homme n'avance sur la route du progrès qu'au travers d'épreuves semblables. Chacune de ses conquêtes lui coûte beaucoup de ruines, parce que, ne sachant pas transformer, il détruit

d'abord pour reconstruire ensuite, et cette dernière opération exige des ouvriers de génie qui n'apparaissent qu'à de rares intervalles.

La croisade philosophique du dix-huitième siècle rencontra peu d'opposition; la résistance, mal dirigée et faiblement soutenue, ne sut point grouper les éléments assez nombreux dont elle pouvait disposer encore; bientôt l'opposition fut à la mode, et l'on en vint à rivaliser de zèle pour proscrire les principes de la religion et de la morale comme d'absurdes préjugés. Les hardiesses les plus étranges des libres penseurs trouvèrent un public enthousiaste, qui semblait se faire une fête d'enterrer le vieux monde avec ses croyances, ses institutions et même ses glorieux souvenirs. Contre ce courant, la littérature n'essaya pas de lutter; elle se soumit au goût du jour, afin qu'on lui permît de vivre ou plutôt de végéter, car elle ne put échapper au naufrage général, vers lequel un vertige d'orgueil et d'insouciance tout à la fois poussait irrésistiblement la société française.

Il est difficile de déterminer jusqu'à quel point la culture des lettres est compatible avec la démocratie. Mais, assurément, cette question n'était pas douteuse chez une nation qui sortait à peine d'un état de demi-servage, et où l'instruction primaire n'avait pris aucun développement.

« L'on voit, dit La Bruyère, certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides, et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et, en effet, ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines: ils

épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé. »

Ce tableau, quoique un peu chargé peut-être, donne une idée de ce qu'était la condition des paysans à la fin du dix-septième siècle, et, pendant le dix-huitième, on ne s'était guère occupé de la rendre meilleure. Celle des habitants de la plupart des villes ne devait pas en différer beaucoup. Les entraves imposées au commerce intérieur, la ruine d'un grand nombre de familles atteintes par la persécution religieuse, les obstacles de toutes sortes que présentait l'organisation de l'industrie paralysaient l'essor de la classe moyenne. La masse du peuple était plongée dans la misère et l'ignorance, par conséquent incapable de comprendre les vrais avantages de la liberté. Aussi les écrivains, ne pouvant songer à l'élever jusqu'à eux, s'efforçaient plutôt de se mettre à sa portée, descendant toujours d'un degré, après chaque victoire de la démagogie. De cette manière, la décadence intellectuelle et morale fut le premier résultat pratique des théories, qu'on avait proclamées comme devant donner à la pensée l'impulsion la plus noble et la plus féconde. Au milieu de ce chaos social, le droit de la force reprit son empire; une réaction s'opéra en faveur de l'homme dont la volonté puissante osa se manifester et entreprendre résolûment d'arrêter le flot révolutionnaire.

Alors le besoin d'ordre et de subordination, qui semblait dominer tous les esprits, fit accueillir avec joie le régime militaire. Cependant, il s'agissait de rétablir autre chose qu'une grande armée, il fallait rendre à la société des garanties d'existence et de progrès durables. Le gouvernement releva bien les autels et les écoles, mais la

guerre absorbait son attention et lui faisait négliger, quelquefois même proscrire toute idée qui ne pouvait pas servir directement ses desseins ambitieux.

Ce fut la littérature qui essaya de réveiller dans les âmes le sentiment religieux et de remettre en honneur les prin cipes du beau et du vrai. Quelques écrivains de talent montrèrent en cela une indépendance très-remarquable, car, au lieu de caresser le goût dominant, ils allaient à l'encontre et travaillaient à le réformer: œuvre d'autant plus méritoire qu'ils s'aliénaient ainsi la faveur du monarque, sans pouvoir beaucoup compter sur celle du peuple tout enivré de la fumée des victoires et conquêtes. C'est ce qui constitue, par exemple, la gloire principale de M. de Châteaubriand. Son Génie du Christianisme était un acte de cou-rage, et indiquait en même temps une vive intelligence des besoins de l'époque. Devinant ce qui s'agitait au fond des cœurs, ce qu'une fausse honte empêchait la plupart de s'avouer à eux-mêmes, il conçut le projet audacieux de faire admirer la religion avec ses mystères et ses pompes, à ces esprits forts chez lesquels l'incrédulité régnait en souveraine absolue. Ses convictions n'étaient pourtant ni bien ardentes, ni bien profondes; il y avait en lui plus d'enthousiasme que de foi. C'est en poëte qu'il envisage le christianisme; il y voit une source abondante d'inspiration, et s'attache à prouver combien elle est supérieure à celle que la muse classique va demander à la mythologie des anciens. Pour donner à son œuvre l'attrait de la nouveauté, il adopte un style dont la riche harmonie offre le cachet du génie oriental, il surcharge la langue d'épithètes hyperboliques et d'ornements superflus, qui forment le plus frappant contraste avec le goût pur et sévère des grands écrivains du dix-septième siècle. Cette allure si étrange étonna d'abord

et souleva contre lui tous les organes de la critique; mais il y a dans ses défauts mêmes une vigueur originale qui séduisit la foule et obtint un immense succès. Au milieu des productions en général si médiocres de la littérature impériale, l'originalité du style et le choix du sujet suffisaient déjà pour éveiller au plus haut point l'attention. D'ailleurs, la supériorité du talent était incontestable, et dans la hardiesse de la formé on vit le cachet du génie.

Châteaubriand fut adopté par la mode, et sa renommée croissante éclipsa quelque temps celle d'un autre écrivain qui devait partager avec lui la gloire d'exercer une puissante action sur le goût littéraire de notre époque. Mme de Staël, en effet, ne contribua pas moins que lui au réveil de la pensée; elle sut se maintenir tout à fait indépendante, échapper à la contagion du servilisme, et, par son livre sur l'Allemagne, elle ébranla fortement le préjugé national qui rejetait comme des monstruosités barbares les chefs-d'œuvre des littératures étrangères. Pendant la durée de l'empire, la censure ne permit pas à ses ouvrages de se répandre en France, mais après la restauration, ils y eurent des éditions nombreuses, et leur influence ne tarda pas à se faire sentir.

Le rétablissement de la royauté légitime fut très-favorable à la culture des lettres, qui a plus besoin encore de paix que de liberté. Elle prit alors un élan que n'avaient pu lui donner ni les agitations de la république, ni les guerres de l'empire. Malgré les entraves d'un régime assez ombrageux, auquel la presse inspirait une grande défiance, l'activité des esprits se manifesta bientôt d'une manière remarquable, et avec d'autant plus de force qu'elle avait été longtemps contenue. Dans la littérature comme dans la politique, on vit se formuler deux tendances bien

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