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comme supplément à la Bibliothèque Universelle, un recueil distinct.

Ce programme est celui qu'a suivi constamment la Bibliothèque Universelle, et qu'elle est déterminée à suivre plus fidèlement encore si c'est possible, en s'aidant de nouveaux collaborateurs qu'elle a eu le bonheur d'acquérir à partir de cette année.

Les rédacteurs de la Bibliothèque Universelle ne se font pas illusion sur la difficulté de leur tâche. Ils ont à lutter avec des recueils auxquels la célébrité de leurs écrivains et l'habileté de leur rédaction ont donné une grande et légitime popularité. Mais ils estiment cependant qu'au milieu de ces publications la Bibliothèque Universelle a encore une place à elle, place modeste, il est vrai, mais place honorablement conquise depuis près de soixante ans. Sans doute elle ne peut aspirer au charme du style, à la profondeur de la pensée et au piquant de l'invention, qui distinguent la plupart des articles de la Revue des Deux Mondes. Elle ne peut non plus espérer de donner une idée aussi exacte du mouvement intellectuel de l'Angleterre que le fait la Revue Britannique. Mais plus uniforme dans ses tendances que la Revue des Deux Mondes, elle sera plus variée dans ses sujets que la Revue Britannique. Si elle pique moins la curiosité et exerce moins de charme sur ses lecteurs que la Revue des Deux Mondes, elle ne laissera du moins rien à l'imprévu, et elle ne risquera pas une nouvelle un peu légère ou un proverbe un peu badin entre un article sur une question religieuse et un morceau sur les sciences sociales et économiques. Sécurité, vérité, simplicité, voilà ce qu'elle ose promettre avant tout à ses lecteurs, tout en ne négligeant rien de ce qui peut les intéresser. L'étendue plus large de son cadre lui permettra

de ne pas se borner, comme la Revue Britannique, au mouvement intellectuel de l'Angleterre; la France, l'Italie, l'Allemagne y occuperont une place proportionnée à l'importance de leurs productions littéraires et scientifique. L'Amérique, dont le rôle grandit tous les jours dans le domaine de la pensée, y aura aussi la sienne. Enfin la Suisse n'y sera pas oubliée; la Bibliothèque Universelle de Genève ne perdra pas de vue qu'elle a aussi sa mission en Suisse, soit pour la faire connaître au dehors, soit pour lui être utile au dedans.

C'est donc avec confiance que la Bibliothèque Universelle entre dans la cinquante-huitième année de son existence, résolue à persévérer dans la défense des grands principes de sage liberté et de haute moralité, professés constamment par l'Ecole à laquelle elle se fait gloire d'appartenir, et qu'on a souvent désignée, pour le plus grand honneur de Genève, sous le nom d'Ecole genevoise.

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DES

VARIATIONS DU GOUT LITTÉRAIRE.

Si les principes du beau et du vrai sont immuables, le goût, cette faculté qui juge les œuvres de l'art, change au contraire sans cesse. Chaque siècle, chaque peuple semble avoir sa lunette particulière, au travers de laquelle les mêmes objets présentent des aspects très-différents. Mais cette variété se manifeste surtout dans la littérature, où le champ le plus vaste est ouvert à l'imagination. La puis-sance créatrice du génie y jouit d'une liberté dont trop souvent elle abuse. Au lieu d'étudier la nature, si féconde en modèles de tous genres, elle prétend rivaliser avec elle, faire mieux, inventer des types supérieurs, et si elle échoue dans cette entreprise téméraire, du moins réussit-elle à captiver les suffrages d'une foule toujours avide de nouveautés. D'ailleurs, une telle audace flatte l'orgueil humain qui applaudit volontiers des productions dans lesquelles il trouve l'empreinte bien marquée de son cachet, c'est-à-dire le mépris des entraves que lui imposent la faiblesse de la raison et les mystères insondables dont l'homme est entouré. C'est ainsi que dans le domaine des idées on voit de nombreuses chimères, d'extravagants systèmes ou des rêves insensés, obtenir le plus brillant succès, exciter le plus vif enthousiasme, tandis que la simple vérité ne rencontre que quelques rares adeptes qui ne parviennent guère qu'à former une petite école, obscure et dédaignée. L'homme aspire à usurper le rôle de créateur, il aime qu'on lui fasse

oublier sa dépendance, qu'on le tire de la réalité par des fictions où son esprit croit échapper aux lois ordinaires qui limitent ses facultés. De là cette ardeur avec laquelle on accueille de folles théories ou des productions monstrueuses, preuves cependant assez évidentes de l'impuissance des efforts qui tendent à s'écarter de la nature, pour suivre les caprices de la fantaisie.

La littérature de notre époque en offre de curieux exemples; nous vivons dans un temps où les révolutions marchent au pas de course et se succèdent presque sans relâche. Jamais on ne put si bien les embrasser d'un coup d'œil, saisir leurs causes et leurs effets avec autant de netteté. Depuis une vingtaine d'années surtout, nous assistons aux revirements les plus étranges, qui jettent un jour tout nouveau sur des questions que jusqu'ici la critique osait à peine aborder. Il n'est plus possible de prétendre isoler la littérature des autres manifestations de la pensée, de l'envisager seulement comme une récréation de l'esprit, comme une source de jouissances intellectuelles. Son influence est devenue, depuis le siècle dernier, trop grande et trop générale pour être méconnue. Elle joue véritablement un rôle social, elle est l'organe à l'aide duquel les idées se popularisent; c'est par son intermédiaire que les notions morales sont surtout répandues, et, par conséquent, elle exerce sur la destinée des peuples une action bonne ou mauvaise, selon les principes qui la dirigent. Il en résulte que les écarts du goût ne doivent plus être traités comme des caprices éphémères de la mode. Ils ont une tout autre portée; ce sont des symptômes non moins importants que tous les autres signes précurseurs des grandes crises sociales. Je les rangerai même parmi ceux qui présentent le caractère le plus grave, parce qu'ils décèlent Litt. T. XXII.

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à la fois l'état moral des classes lettrées et les tendances dominantes de la foule. En effet, c'est sur ces tendances, quelles qu'elles soient, que spéculent les écrivains qui ne se proposent d'autre but que le succès à tout prix.

Jusque vers le commencement du dix-huitième siècle, la littérature s'était, à cet égard, renfermée dans des limites assez étroites. Elle ne s'adressait guère qu'aux intelligences cultivées et bornait son ambition à obtenir les suffrages d'un public d'élite. C'était le résultat naturel des circonstances qui avaient déterminé son essor sous Louis XIV. Dans une monarchie absolue et fortement centralisée, la vie nationale émane en quelque sorte du souverain. Il est la source des faveurs, des dignités, des succès. Lui seul possède l'initiative en toutes choses, et il devient l'arbitre suprême en matière de goût, aussi bien qu'en ce qui concerne les intérêts de l'Etat. Ainsi le roi et sa cour formaient le véritable tribunal littéraire auquel les écrivains soumettaient leurs œuvres, et dont les jugements ont, en général, reçu la sanction de la postérité.

Lorsque le prestige de ce magnifique pouvoir eut été détruit par les ignobles excès de la régence, il s'opéra chez les écrivains une réaction d'autant plus forte qu'ils ne rencontrèrent ensuite chez Louis XV ni une protection assez éclairée pour les rallier autour du trône, ni l'autorité nécessaire pour réprimer leur audace. La république des lettres s'émancipa, proclama son indépendance, et Voltaire fut son dictateur. C'était une conséquence naturelle des moyens répressifs employés contre la Réforme. En voulant étouffer celle-ci, on avait préparé le triomphe d'une révolution. L'abus de la force produit toujours tôt ou tard ce résultat. La liberté de la pensée est un ressort qui plie mais ne rompt pas; et plus le joug est lourd,

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