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habile; M., fort savant ingénieur, etc., etc.. car M. Eugène Sue se montre bon prince, et distribue les brevets de célébrité avec une largesse inépuisable.

La scène principale se passe sur la Tournette, montagne dont la cime escarpée domine le lac d'Annecy. Mme d'Alfi entreprend cette ascension périlleuse avec un guide qu'elle ne connaît pas, mais qui se trouve être le père du pauvre Julien, dont elle doit avoir causé la mort en se jouant indignement de son amour. Julien était clerc chez un notaire de Lyon, et la dernière lettre reçue de lui annonçait que, réduit au désespoir par les cruels procédés de la marquise, il allait se jeter dans le Rhône. Dès lors son père a juré de le venger; c'est pourquoi il veut être le guide de la marquise; il la conduira fidèlement jusqu'au sommet de la Tournette, puis, une fois arrivés sur ce rocher dont l'étroite surface est entourée d'affreux précipices, il lui dira son nom, l'accablera de reproches et satisfera sa vengeance en roulant avec elle au fond de l'abîme. Vous voyez qu'en fait d'invention diabolique ce brave paysan des Alpes est à la hauteur des dramaturges du boulevard. Mais il ne sait pas à quelle femme il s'adresse, madame la marquise est une luronne qui en remontrerait à bien d'autres. Lorsque le guide croit la foudroyer en lui apprenant qu'elle a tué son fils, en l'appelant monstre de dépravation, pire que Messaline, en l'avertissant qu'elle va mourir, elle lui répond: « Et puis, après ?» Le père vengeur ne s'attendait pas à cette repartie qui lui coupe net son éloquence, et tandis qu'il cherche à reprendre le dessus en accumulant les épithètes du répertoire moderne, voici la neige qui, poussée par un vent impétueux, vient interrompre cette agréable conversation. Les deux interlocuteurs se couchent par terre pour résister à l'orage ou plutôt pour attendre la mort qui paraît être leur lot inévitable. Mais des voix se font entendre, on les cherche, on escalade la cime avec des échelles et des cordes, on arrive auprès d'eux enfin, et le premier qui les trouve à peu près engourdis déjà sous. la neige, c'est Julien. Il n'est pas mort, on l'a retiré de l'eau, il a effacé de son cœur le souvenir de la marquise, il est fiancé avec une jolie paysanne des environs qui l'a suivi sur la montagne pour

secourir son père. Quel coup de théâtre ! Cornélia d'Alfi en est bouleversée. Julien s'écrie qu'il lui pardonne, mais elle: «Julien... sans toi... je ne saurais vivre.... je meurs... en te regardant !...» et marchant à reculons jusqu'au bord de l'abîme elle s'y précipite. Alors le père est saisi de remords, il s'accuse d'avoir tué cette femme, il gémit, il hurle, il déraisonne, il expire! Sur quoi les autres redescendent, se marient, et ils vécurent bien heureux.

Ainsi se termine la réclame. Maintenant, on ira, le livre en main, visiter les illustrations de la ville d'Annecy, le village de Veyrier, où la marquise d'Alfi avait fixé sa demeure près des bords du lac, la montagne de la Tournette désormais célèbre, et nul véritable touriste ne voudra la quitter sans avoir jeté une pierre dans le précipice pour jouir du phénomène que M. Eugène Sue a découvert sans doute, et qu'il décrit en ces termes: « Cette illusion d'optique est singulière, une pierre de deux ou trois pieds cubes, lancée dans un abîme de cinq ou six cents pieds de profondeur, semble diminuer tellement de volume à mesure qu'elle tombe, qu'au bout de quelques secondes elle semble grosse à peine comme un petit caillou. >>

Nous espérons que, dans l'intérêt de la science, l'ingénieux romancier adressera sous peu un mémoire à l'Institut pour lui faire part d'une si merveilleuse observation.

VOYAGES ET HISTOIRE.

HISTOIRE DE L'AMÉRIQUE MÉRIDIONALE au seizième siècle, comprenant les découvertes et conquêtes des Espagnols et des Portugais dans cette partie du monde, par P. Chaix, première partie, Pérou; avec cinq cartes géographiques, Genève et Paris, chez J. Cherbuliez 1853; 2 vol. in-12 : 7 fr.

La conquête de l'Amérique méridionale par les Espagnols et les Portugais est l'un des faits les plus extraordinaires que les annales de l'histoire puissent offrir à la curiosité des lecteurs. L'au

dace d'un homme de génie amena la découverte du nouveau monde, et malgré l'ingratitude qui fut le prix des services rendus par Christophe Colomb, une foule d'aventuriers se précipita sur ses traces avec une ardeur que n'arrêtaient ni les obstacles, ni les périls. L'humeur chevaleresque, le fanatisme religieux, l'appât de l'or s'unirent pour exciter l'enthousiasme. De ce singulier mélange résulta l'espèce de croisade que les hidalgos d'Espagne entrepri– rent contre des peuplades lointaines dont ils ignoraient même le nom, mais qu'ils savaient être païennes et riches, et qu'ils prétendaient convertir en leur ravissant leurs trésors ainsi que leur indépendance. Le clergé seconda le mouvement de tout son pouvoir. L'idée d'une pareille conquête exaltait les vues ambitieuses de l'Eglise, et par un compromis scandaleux qui montre à quel point le catholicisme s'était éloigné de la vraie doctrine chrétienne, la religion devint l'auxiliaire docile de l'avarice et de la cruauté.

Au point de vue purement humain, il y a sans doute beaucoup de grandeur dans les exploits de ces petites troupes d'hommes résolus, qui, affrontant les dangers d'une longue traversée, au milieu de mers inconnues, sur de frêles bâtiments, à une époque où l'art de la navigation était encore si imparfait, allaient attaquer de vastes empires et gagner à la pointe de leur épée des principautés plus grandes et plus peuplées que leur mère-patrie. On ne peut s'empêcher d'admirer l'énergie des caractères, le contraste des prodigieux résultats obtenus, avec l'exiguité des moyens employés, enfin la puissance même de cette foi, qui, toute grossière et corrompue qu'elle fût, inspirait un courage indomptable, faisait supporter les souffrances et les privations les plus cruelles, et conservait encore assez d'empire pour exalter l'ardeur des soldats dans des situations en apparence tout à fait désespérées. Mais il est impossible aussi de ne pas éprouver une profonde indignation en voyant qu'au lieu de prêcher la paix, l'amour du prochain, les mesures douces et persuasives, la plupart des prêtres qui accompagnaient les expéditions, approuvèrent tous les actes pertides, toutes les violences auxquelles avait recours la rapacité des chefs pour satisfaire leurs insatiables appétits. La conquête

du Pérou, en particulier, ne fut qu'un long massacre qui, d'une terre fertile et heureuse, fit un désert inondé de sang et planté de croix, affreuse profanation par laquelle on prétendit rendre le christianisme complice de cette œuvre de bourreaux. Les Péruviens étaient à certains égards un peuple plus civilisé que les Espagnols. Soumis à des lois différentes, ils prospéraient sous un despotisme théocratique, plein de sollicitude pour le bien-être matériel de tous. L'organisation très-compliquée de cet empire ne ressemblait point à celle des Etats européens. Elle se rapprochait plutôt des utopies du socialisme, et semblait avoir réalisé en faveur du peuple, que la caste des Incas tenait sous sa tutelle, tout le bien qu'il est possible d'attendre d'un pareil régime. Le Pérou possédait des villes nombreuses et importantes, des routes bien entretenues, de belles cultures, une industrie active. L'art de travailler les métaux précieux, celui de tisser la laine, et d'en fabriquer de riches étoffes ornées de dessins brillants y avaient atteint un haut degré de perfection. Les mœurs polies et la mansuétude du caractère national rendaient facile d'établir des relations amicales. Ce n'était point un peuple barbare comme les hordes sauvages avec lesquelles les aventuriers d'Europe avaient eu affaire jusque là. Rien chez eux ne justifiait les indignes traitements qu'ils eurent à subir de la part des Espagnols, en retour d'un accueil plutôt bienveillant. Invité à se rendre auprès de l'Inca Atahualpa qui désirait le voir, Pizarro conçut aussitôt le projet de changer cette entrevue pacifique en un guet-apens. Sa cupidité surexcitée par la vue de l'or qui reluisait en abondance dans les temples et dans les demeures des principaux habitants du pays, lui suggéra cette perfidie comme le meilleur moyen d'imprimer la terreur et de compenser ainsi l'infériorité du nombre de ses soldats. Il débuta donc par une honteuse surprise, suivie du plus épouvantable carnage. Une fois maître de l'Inca, il lui arracha ses trésors en lui promettant sa liberté, puis quand il n'eut plus rien à lui extorquer il le fit exécuter comme un vil malfaiteur. Cette manière d'agir, qui fut la sienne durant toute la conquête, est celle d'un chef de brigand sans foi ni loi, et non d'un vaillant

capitaine chargé de répandre les lumières d'une religion de paix et de charité. Mais l'Eglise fermait les yeux sur des crimes favorables à l'agrandissement de son domaine temporel; fidèle au principe que la fin justifie les moyens, elle n'osait pas réprouver hautement les sanglantes injustices qui devaient en définitive tourner au profit du catholicisme. Le bruit des succès de Pizarro étouffait les voix, d'ailleurs peu nombreuses, qui essayaient de prendre la défense des malheureux Péruviens. Ceux-ci, peu préparés à la résistance, frappés de stupeur par l'audace prodigieuse de leurs ennemis, et incapables d'agir avec ensemble dès que fut rompue la chaîne hiérarchique dont l'Inca tenait le haut bout entre ses mains, succombèrent comme un troupeau de moutons que les loups surprennent en l'absence de leurs gardiens. Le Pérou ne tarda pas à présenter l'aspect d'un monceau de ruines fumantes, sur lequel les vainqueurs se livrèrent à leur tour des combats acharnés, disputant entre eux les dépouilles de ces belles contrées, et perpétuant dans leur administration, soit civile, soit religieuse, les traditions pernicieuses qui ont empêché jusqu'à nos jours que l'Amérique méridionale pût sortir du chaos de l'anarchie.

L'excellent résumé que publie M. Chaix nous semble fait pour intéresser vivement les lecteurs. Il a puisé aux meilleures sources et choisi ses matériaux avec une critique intelligente. La partie géographique de son travail est très-soignée sans nuire au récit des faits, dans lequel se trouve une foule de détails de mœurs fort curieux, ainsi que la description assez complète des ruines qui peuvent jeter quelque jour sur l'antiquité mystérieuse des peuples de l'Amérique. M. Chaix a profité du livre de Prescott, mais les documents originaux ont également été compulsés par lui, et à la fin de chaque chapitre il cite ses autorités, de manière à faciliter beaucoup les recherches des personnes qui voudraient en faire une étude plus approfondie.

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