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l'homme qui agit, la revue est une nécessité pour l'homme qui pense; la vie intellectuelle ne peut pas plus se passer de la revue que la vie active ne peut se passer de jour. nal. Essayons d'expliquer notre pensée en lui donnant quelques développements.

Les hommes voués aux travaux de l'intelligence sont de deux espèces. Ou ce sont des esprits sérieux qui, sans s'attacher à aucune branche particulière des connaissances humaines, se sentent pressés du besoin de cultiver leur intelligence et aspirent aux jouissances morales que procure cette culture quand elle est un but et un moyen en même temps. Ou ce sont des esprits doués d'imagination et du génie de l'invention qui, suivant une route déterminée, se vouent plus exclusivement à une étude spéciale, soit pour se tenir au courant de tous les progrès qui s'y font, soit pour contribuer eux-mêmes à ces progrès. Ces deux classes d'hommes ont également besoin des revues pour suivre le mouvement intellectuel au milieu duquel ils vivent. Les premiers y trouvent les bases de cette instruction générale qu'ils cherchent, un guide pour leurs travaux; ce sont pour eux des amis intelligents, qui les dirigent dans leurs lectures, leur font faire connaissance avec les productions nouvelles, et leur rapellent souvent à propos les anciens chefs-d'œuvre vers lesquels ils les ramènent. Que de fois un bon article de revue a provoqué dans un esprit cultivé le goût d'utiles et solides lectures négligées jusqu'alors. Les hommes spéciaux, de leur côté, ont besoin de revues pour ne pas rester complétement étrangers à ce qui n'est pas l'objet même de leurs préoccupations exclusives. L'homme, avant d'être mathématicien, naturaliste, philologue, historien, est un être sociable et intelligent; ne risquerait-il pas de perdre cette double qualité s'il n'était que mathémati

cien, naturaliste, philologue ou historien? L'étude approfondie d'une branche spéciale des connaissances humaines a, il est vrai, indépendamment du succès d'inventions qui, ordinairement l'accompagne, l'avantage de disposer l'esprit par l'effort qu'elle exige de lui, à recevoir plus facilement les notions même les plus étrangères à son objet; mais cela à une condition, c'est que l'esprit profite de cette disposition développée en lui. Un homme spécial, s'il n'est que spécial, est toujours nécessairement très-incomplet; il est, au contraire, éminemment distingué s'il ouvre accès chez lui aux connaissances générales qui caractérisent la marche de l'intelligence. Or une bonne revue est pour lui le moyen le plus sûr, je dirai même le seul possible d'élargir ainsi le cadre de ses connaissances et de son intelligence.

La société est actuellement organisée de telle façon qu'il y a des choses que tout le monde doit savoir, des ouvrages dont tout le monde doit avoir entendu parler, des idées que tout le monde doit connaître. C'est une nécessité du temps présent.. Quelle figure ferait un érudit, un historien, qui ignorerait ce que c'est qu'une machine à vapeur, un chemin de fer, un télégraphe électrique? Un mathématicien, un physicien, un naturaliste qui demeurerait complétement étranger aux grands travaux philosophiques, historiques et littéraires de notre époque, n'oserait se montrer nulle part, et serait obligé de demeurer, comme les savants du moyen âge, confiné dans sa cellule ou relégué dans son observatoire. Mais ces hommes spéciaux ne peuvent aborder directement tous les ouvrages étrangers à leur science qu'il leur importe de connaître; la vie humaine n'y suffirait pas, et leurs études en souffriraient trop; c'est donc aux revues qu'ils ont recours. Et remarquons que, loin d'y perdre, le talent de l'homme

spécial gagne beaucoup à cette culture que développe chez lui son initiation à des sujets étrangers à ceux qui l'occupent essentiellement. Cette initiation n'est donc pas pour lui seulement une nécessité sociale, mais elle est aussi un élément qui tend à renforcer sa spécialité même.

Une revue, et une revue bien faite (je ne parle que de celles-là), est donc également indispensable pour les deux classes d'hommes entre lesquelles se partagent les intelligences cultivées, et quant à l'homme spécial ce sont bien plus les articles étrangers à son sujet qu'il y cherche, que ceux qui s'y rapportent; car ce qu'il a besoin d'apprendre ce n'est pas ce qu'il sait, mais ce qu'il ignore.

A voir leur utilité, leur nécessité même, il peut paraître étonnant que l'existence des revues ne soit pas plus ancienne. On s'en est longtemps passé, pourquoi donc ne pourrait-on pas s'en passer encore? On s'est longtemps passé de l'imprimerie; pourrait-on s'en passer maintenant? On s'est longtemps passé des bateaux à vapeur, des chemins de fer; pourrait-on s'en passer maintenant? Il en est de même des journaux et des revues. Et la raison en est simple: c'est que rien ne vient, ne subsiste, sans avoir une raison d'être, et tant que cette raison dure, la chose dure aussi. Quand un demi-siècle a accumulé dans son sein plus de découvertes, plus d'événements, plus de travaux, plus d'idées que les trois siècles écoulés depuis la réformation (et certes ils n'avaient pas été oisifs) en avaient produit ensemble, on comprend l'obligation qui en nait naturellement, d'enrichir cette société avide de voir, d'entendre et de connaître, de nouveaux moyens de communications aussi bien intellectuels que physiques.

Il faut donc des revues; c'est notre conclusion, mais que doit être une revue pour satisfaire convenablement au be

soin qui la fait naître? Ce peut être simplement une collection d'articles traitant d'une manière intelligible pour tout lecteur qui possède une certaine culture d'esprit, les sujets divers qui intéressent la société en général. Morceaux tantôt sérieux, tantôt plus légers, analyses quelquefois simplement historiques, d'autres fois critiques des ouvrages les plus importants, le tout entremêlé de temps à autre de quelques œuvres d'imagination. Ce genre de revues constitue ce qu'on appelle vulgairement un magasin ; la Revue des Deux Mondes en France, le Blackwood's magazine en Angleterre, en sont deux types remarquables. Une revue peut être aussi une publication faite dans un esprit déterminé et avec une tendance marquée aussi bien religieuse que politique, littéraire que philosophique. Elle n'a pas alors seulement pour but d'instruire ou d'amuser son lecteur; elle vise plus haut, elle veut le convaincre. L'Angleterre nous offre encore ici un grand nombre de revues de ce genre, dont deux surtout remarquables: l'Edimburg Reviev, le Quarterly Reviev. L'écrivain se sent alors une mission, et ce noble mobile donne à sa plume une couleur et une vigueur que l'intérêt pécuniaire ou le simple désir de briller ne peuvent à eux seuls produire.

La Bibliothèque Universelle de Genève n'a pas la prétention d'aspirer à une si haute position. Cependant elle tient avant tout à ne pas jouer le rôle d'un simple magasin. Elle a et veut avoir une tendance et un esprit à elle: sans doute elle tient au succès, mais avant tout elle tient à son drapeau, qu'elle veut garder intact. Amie des lumières et de tout ce qui tend à les répandre, elle les subordonnera toujours aux grands principes de moralité qu'elle a constamment défendus, et aux notions du bon sens auxquelles elle a toujours été fidèle. Au risque de

passer pour puritaine, elle poussera toujours la délicatesse dans tout ce qui touche à la morale et à la religion, jusqu'à ne jamais admettre dans ses pages rien d'équivoque, rien qui puisse blesser les susceptibilités les plus chatouilleuses. Appuyant franchement sa morale sur le christianisme, elle le fera avec cette largeur et cette charité que n'excluent point les convictions fortes, mais qui la rendent également acceptable par toutes les communions chrétiennes en dehors du domaine purement théologique qu'elle continuera à s'interdire complétement.

Voilà quels sont les principes qui continueront à la diriger. Et à ce titre elle ose revendiquer le caractère d'une véritable revue, car elle aura une tendance bien déterminée et bien positive. Voici maintenant le mode d'exécution.

La Bibliothèque Universelle consacrera ses pages à des articles sur tous les sujets littéraires, philosophiques et scientifiques que provoquent naturellement les questions pendantes, les publications remarquables et les découvertes importantes. Ce sera tantôt au moyen de morceaux originaux, tantôt au moyen de critiques et d'analyses d'ouvrages, tantôt par de simples extraits ou traductions des journaux étrangers, qu'elle remplira la tâche qu'elle se propose. La littérature proprement dite, l'histoire, les sciences économiques et sociales, les voyages occuperont une place importante dans chaque numéro. Cependant les sciences physiques et naturelles, l'agriculture et la médecine même y figureront aussi de temps à autre dans ce qu'elles ont d'intéressant pour tous, sous une forme de nature à les rendre abordables à tous également. La partie spéciale des sciences destinée au public exclusivement scientifique, continuera à trouver sa place dans les Archives des Sciences physiques et naturelles, qui forme,

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