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C'eft fon grand crime. Et le mot de Berger, qu'il femble ne prononcer qu'à la hâte & à la fin, a une grace particuliere. Il alloit fe dévouer pour le falut commun, lorfqu'un flatteur entreprit de le juftifier par un difcours, qui eft très-naïf & femble copié d'après un Petit - maître de Cour.

Non, non : vous leur fites, Seigneur, En les croquant, beaucoup d'honneur.

La trifteffe eft paffée, on a oublié la pefte & fa defcription: on a eté conduit infenfiblement jusqu'au riant :

L'Ane vint à fon tour, & dit: J'ai fouvenance.

Ce début en vieux langage eft fingu lier Souvenance eft un mot qui se prononce moitié du nez, & qu'on ne trouve pas mal dans la bouche d'un Ane. D'ailleurs il marque un fouvenir de chofes paffées il y a longtemps. L'Ane etoit innocent; mais peut-être honteux de le paroître ; parce qu'il l'eût paru feul; il cherche

dans fa mémoire, & enfin il dit : J'ai Souvenance,

Qu'en un pré de Moines paffant,

La faim, l'occasion, l'herbe tendre, & je penfe Quelque diable auffi me pouffant,

Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.

Le crime du baudet eft en foi une peccadille, toutes fes circonftances le diminuent encore : il avoit faim: l'occafion s'etoit préfentée : ce n'etoit qu'une fois en paffant : c'etoit un pré de Moines : il n'en mangea que peu.

Je n'en avois nul droit, puifqu'il faut parler net.

Cet aveu fi clair & fi franc eft fait pour figurer avec celui du Lion, qui avoit dit à-peu-près la même chofe; mais l'Ane n'eut pas le même fuccès.

Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable! On le lui fit bien voir.

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Selon que vous ferez puissant ou miférable,
Les jugemens de Cour vous rendront blanc ou noir.

Celle du Vieillard, dont le fujet eft plus proche de nous, puifque

c'eft un tableau de l'humanité, eft infiniment touchante. Le poëte fentant toute la beauté de la matiere, l'a traitée avec tout ce qu'il avoit d'art & de génie. Il n'eft peut-être rien de plus achevé dans la littérature françoise.

Le Vieillard & les trois jeunes hommes. Un octogenaire plantoit.

Passe encor de bâtir; mais planter à cet âge! Difoient trois jouvenceaux, enfans du voisinage: Affurément il radotoit.

Qu'on cherche ailleurs des débuts plus fimples, plus vifs, plus nets plus riches, d'un tour plus piquant.

Car au nom des Dieux, je vous prie, Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir? Autant qu'un Patriarche il vous faudroit vieillir. Au nom des Dieux eft affectueux, je vous prie eft familier, labeur est trèspoëtique, qu'on effaye de mettre travail: Patriarche, familier encore.

A quoi bon charger votre vie

Des foins d'un avenir qui n'est point fait pour vous,

Il eft difficile de dire mieux la même chofe, & en moins de mots; charger, expreffion forte; charger votre vie, tour poëtique.

Ne fongez déformais qu'à vos fautes paffées :
Quittez le long espoir & les vaftes pensées :
Tout cela ne convient qu'à nous.

Le caractere de jeune homme eft peint dans ce difcours; le fonds en eft défobligeant. Songez à vos fautes tient de l'outrage. Quittez le long espoir & les vafles penfees. Quel vers, qu'il eft riche, qu'il est harmonieux! quel champ d'idées pour le lecteur! Long espoir eft un latinisme, qui fait beauté. Tout cela ne convient qu'à nous: c'est la confiance du Chêne.

Il ne convient pas à vous-mêmes, Repartit le vieillard. Tout etablissement Vient tard, & dure peu.

Cette maxime très-belle, très-impor tante, eft placée on ne peut mieux dans la bouche d'un vieillard d'une expérience confommée.

La main des Parques blêmes

De vos jours & des miens fe joue egalement.

Blêmes fait image, c'eft le Pallida mors d'Horace. Le poëte a imité le refte de la pensée de l'Auteur Latin; mais en la rajeuniffant par un tour nouveau. Horace avoit dit : La pâle Mort heurte egalement du pié à la porte des rois & à celle des bergers: La Fontaine dit, la Parque blême fe joue egalement de la vie des jeunes & de celle des vieux.

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Eft-il aucun moment Qui vous puiffe affurer d'un fecond feulement ?

C'est un raisonnement plein de philofophie. On voit avec quelle force il eft rendu ; & quel eft l'effet du mot feulement placé au bout du vers.

Mes arriere-neveux me devront cet ombrage.
Hé bien! defendez-vous au fage

De fe donner des foins pour le plaifir d'autrui ?
Cela même eft un fruit que je goûte aujourd'hui:
J'en puis jouir demain, & quelques jours encore.

Il n'eft rien de plus noble que ce fentiment. Si nos peres n'avoient travailque pour eux, de quoi jouirions

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