Page images
PDF
EPUB

<< Toujours j'ai fait mon chemin à travers les orages, << étonnant beaucoup les spectateurs qui me voyaient << dormir tranquille. J'ai dit, j'ai fait des choses dans << ma vie capables de perdre cinq ou six hommes pu«blics. On s'est fâché ;... et je suis toujours debout, « n'ayant, de plus, cessé de monter au milieu des ob<< stacles qui me froissaient.

[ocr errors]

<< Tout caractère a ses inconvénients. Croyez-vous <«< que je ne sache pas que je bâille quand on m'ennuie; <«< qu'un certain sourire mécanique dit quelquefois : « Vous dites une bêtise; qu'il y a dans ma manière de << parler quelque chose d'original, de vibrante, comme << disent les Italiens, et de tranchant, qui, dans les mo<<ments surtout de chaleur ou d'inadvertance, a l'air << d'annoncer un certain despotisme d'opinion auquel << je n'ai pas plus de droit que tout autre homme, etc.? « Je sais tout cela: chassez le naturel, il revient au << galop. Tirons donc parti du nôtre, mais ne cherchons << pas à le changer. Ce qui soit dit cependant avec la << réserve nécessaire; car il est toujours bon de se sur<< veiller, et, quand on n'éviterait qu'une faute en dix << ans, ce serait quelque chose (1). »

(1) Lettre à la baronne de Pont, 1805, p. 85 à 87 du t. I des Lettres. Le roi s'était un peu étonné de la chaude vivacité du style de M. de Maistre, et le secrétaire d'État avait donné à entendre que Sa Majesté aimait qu'on écrivît avec calme :

« Je sens fort bien ce que vous me dites sur cet article, mais mal« heureusement je n'y vois pas trop de remède. Lorsque j'écris, j'obéis « à une espèce d'inspiration, car je suis réellement transporté. L'expres«sion qui rend le plus vivement ma pensée est toujours celle que je << choisis; ou plutôt, je ne choisis rien, les expressions se précipitent : « Monte decurrens velut amnis. Quand la pièce est terminée, que vou« lez-vous que je fasse? Sans doute, si je devais faire imprimer, je

Voilà un portrait complet et ressemblant de tous points. Portrait non pas en buste, mais en pied et dans

prendrais la lime; mais, pour une lettre autographe qui doit être co« piée à la presse anglaise et mise incessamment à la poste, que faire ? « Effacer, n'est-ce pas? Eh! mon Dieu! effacez vous-même. Je vous << donne pour cela toute procuration et toute promesse de rato. Vous << avez de moi des lettres de toute espèce, des traités, des mémoires. « Vous ne voyez guère de ratures que celles qui résultent d'une cer<< taine anticipation d'idées, lorsque la pensée précède la plume. Com« bien de personnages mielleux auront eu l'honneur d'entretenir Sa Majesté, en lui disant les plus belles choses du monde, et dont les « pensées l'auraient fait reculer d'horreur, si une puissance surnatu«relle l'avait fait lire dans leurs cœurs! Quant à moi, c'est bien dif« férent. Telle ou telle pensée peut déplaire à Sa Majesté; c'est un << malheur sans doute, mais elle voit tout, et dans un café de Londres << je ne dirais rien de plus. Ceci mérite attention, si je ne me trompe; « et ce n'est pas une chose méprisable qu'un homme que le roi « peut employer avec la certitude qu'il n'est pas plus mauvais qu'il «ne paraît. D

[ocr errors]

« ......

6 (18) août 1803.

Ne prenez jamais tout ce que contiennent mes lettres que « comme des choses hypothétiques, auxquelles je ne tiens que jusqu'au << moment où je sais que Sa Majesté en a jugé autrement. Et, puisque << l'occasion s'en présente, il faut que je vous dise deux mots sur mon système d'écriture en général. En fait de lettres importantes et sur<< tout officielles, voici ma manière, ou du moins celle que je voudrais « employer: j'écris d'abord dans un livre-registre, je laisse aller ma « plume sans me refroidir par le travail de la lime. Comme je con<< çois les choses vivement et que mon premier mouvement a toujours << beaucoup de force, il m'arrive souvent, dans mes lettres, ce qui arrive « à un homme qui s'est donné un grand élan : il saute plus loin qu'il << n'était nécessaire. C'est pourquoi je reviens de sang-froid sur mon « écriture; je la corrige, je l'abrége presque toujours, et je copie ou je fais copier. Aujourd'hui, malheureusement, vous avez toujours le « premier jet ; c'est un assez petit inconvénient, dont il suffit de faire <«< mention une fois pour toutes. Souvenez-vous, d'ailleurs, que, lors« qu'il faut agir, je passe à l'extrême prudence, et même à la timi« dité. » (Mémoires politiques, etc., de J. de Maistre, par A. Blanc, p. 171 et 172.)

l'attitude naturelle et constante de l'original. Individualité rare en nos temps de misérable pastiche, M. de Maistre offre ce type pur, ferme et majestueusement sévère des belles médailles antiques, pour qui leur rouille même est un ornement et un attrait de plus. Mais, qu'ils sont clair-semés ces hommes carrés par la base, restés vierges au milieu des orgies d'un siècle corrompu, et dont la devise pourrait se résumer dans cette pensée d'un excellent esprit français : « L'honnête homme est un juge supérieur, même dans les choses qui semblent avoir le moins de rapport avec la vertu. Il y a un tact moral, qui tend à tout, et que le méchant n'a point (1). » Quel homme mérita mieux que M. de Maistre, le beau nom d'honnête homme, dans toute sa plus vaste et plus large étendue !

L'année 1805 devait être heureuse pour M. de Maistre il revit son fils âgé de seize ans, qu'il avait appelé auprès de lui, et qu'il ne pouvait plus laisser à Turin, exposé par la conscription à servir contre son roi, sa patrie et ses parents. La réunion du père et du fils eut lieu au mois d'août ; et en apprenant cette bonne nouvelle à une de ses amies, le comte de Maistre s'exprimait ainsi : << Il m'est arrivé un petit secrétaire, précisément d'aussi <«< bonne famille que moi, et que je n'avais pas vu depuis << trois ans. Sa sœur s'appelle Adèle : vous le connais<< sez donc ? Vous voyez d'où vous êtes, madame la mar<«< quise, les transports de joie qui ont dû accompagner << cette entrevue (2). »

Un mois après, le roi de Sardaigne accordait au jeune

(1) Desmahis.

(2) Lettre à madame de Priero, août 1805, p. 90 du t. I.

homme quatre cents sequins de pension et la croix de Saint-Maurice, avec dispense d'âge et autres, jusqu'à des temps plus heureux (1).

Cependant, la position de M. de Maistre devenait de plus en plus difficile: pauvre et trop noblement fier pour parler de son état de gêne, il le supportait avec cette résignation à la fois gaie et mélancolique, qui caractérise presque toutes ses lettres écrites de Russie : « Mon Dieu! << mon Dieu ! je pense à la maison de Bourbon, à celle << de Savoie, lorsque je suis tenté de m'affliger sur moi. « Je suis ici dans une situation fort critique, sachant «< très-peu ce que je suis aujourd'hui, et point du tout <«< ce que je serai demain; mais, au lieu qu'autrefois les << moralistes disaient continuellement: Regardez au« dessous de vous, ils doivent dire maintenant : Re« gardez au-dessus (2).

8

« Je viens de congédier mon valet de chambre, pour << me donner un domestique plus simple et moins coû<< teux. Je verrai s'il y a moyen de faire d'autres écono<<< mies; et tout mon désir est que Sa Majesté soit bien « persuadée... que, dans tout ce que j'ai dit sur ma << situation, jamais je n'ai laissé tomber de ma plume la « plus légère exagération. J'ai souffert comme je l'ai dit << et autant que je l'ai dit, et maintenant encore, comme « je le dis, je n'ai rien, ce qui s'appelle rien, pas de quoi «< me faire enterrer, si je venais à mourir (3). »

Ce n'était pas pour lui que la misère l'effrayait, c'était pour sa famille, loin de laquelle il ne pouvait s'ac

(1) Lettre à madame de Pont, septembre 1805, p. 94, ibidem. (2) Lettre au comte de Front, 1806, p. 100, ibid.

(3) Lettre au chevalier de avril 1806, p. 100, ibid.

[ocr errors]

coutumer à vivre et que sa mort eût laissée sans la moindre ressource.

« J'ai témoigné, depuis nos derniers malheurs, une << grande envie de posséder ma famille. Je n'ai certaine<< ment nulle raison de cacher le sentiment qui m'anime, «< puisqu'il est parfaitement d'accord avec tous les prin<«< cipes. Je ne cacherai pas davantage le tourment que <«< me fait éprouver cette séparation; il est tel, que je ne << puis... l'exprimer. Mais je suis déterminé encore par <<< une autre considération... Tout homme qui ne met pas «< sa mort au rang des événements possibles à chaque <«< instant, n'a pas fait de grands progrès dans la philo<< sophie. Grâce à Dieu, je n'en suis pas là. Or, si je ve<«< nais à mourir, pendant que ma famille est éloignée de <«< moi, elle tomberait dans la plus affreuse indigence. Au <«< contraire, si elle se trouvait ici, bien ou mal, d'une ma«< nière ou d'une autre, avec plus ou moins d'agrément «< ou de désagrément, elle se tirerait d'affaire (1). »

[ocr errors]

Cependant la présence de son fils le soutenait au milieu de ces épreuves multipliées, d'autant plus rudes, qu'il souffrait pour ceux qu'il chérissait tant au monde, sa femme et ses enfants. << Mon fils est venu embel<< lir ma solitude ; — écrit-il à une vieille amie, - mais << vous me comprendrez parfaitement, Madame, vous « qui êtes du métier, lorsque je vous dirai que le pre<< mier effet de cette douce société est de me faire sentir plus vivement la privation de ce qui me manque... « Il y a des dissipations inévitables qui tiennent à <«< l'état : il en est d'autres qui tiennent à la qualité de

(1) Même lettre, p. 101.

« PreviousContinue »