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Ce sera toujours une flétrissure ineffaçable pour Bacon, comme pour Locke, qu'il n'y ait pas un athée, pas un matérialiste, pas un ennemi du christianisme, dans notre siècle si fertile en hommes de cette espèce, qui n'ait fait profession d'être leur disciple, et qui ne les ait vantés comme les premiers libérateurs du genre humain (1).

XII

Désormais la réputation de Bacon ne saurait plus en imposer qu'aux aveugles volontaires. Sa philosophie entière est une aberration continue. Il se trompe également dans l'objet et dans les moyens; il n'a rien vu de ce qu'il avait la prétention de découvrir, et il n'a rien vu, non parce qu'il n'a pas regardé, non par suite de l'interposition des corps opaques, mais par le vice intrinsèque de l'œil, qui est tout à la fois faible, faux et distrait. Bacon se trompe sur la logique, sur la métaphysique, sur la physique, sur l'histoire naturelle, sur l'astronomie, sur les mathématiques, sur la chimie, sur la médecine, sur toutes les choses enfin dont il a osé parler dans la vaste étendue de la philosophie naturelle. Il se trompe, non point comme les autres hommes, mais d'une manière qui n'appartient qu'à lui et qui part d'une certaine impuissance radicale telle qu'il n'a pas indiqué une seule route qui ne conduise à l'erreur, à commencer par l'expérience dont il a perverti le caractère et l'usage, de façon qu'il égare lors même qu'il indique un but vrai ou un moyen légitime. Il se trompe dans les masses et les gé

(1) Examen de la philos. de Bacon, t. II, p. 343 à 347.

6, Begration de J. J. Rousseau, à a în fe à Nouzele Je

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ritables talents, c'est l'esprit le plus faux, le plus détestable raisonneur, le plus terrible ennemi de la science qui ait jamais existé. Que si on veut louer en lui un amant passionné des sciences, j'y consens encore, mais (comme je ne me repens point de l'avoir dit ailleurs) c'est l'eunuque amoureux (1).

Comment est-il possible qu'un tel homme ait usurpé une telle réputation dans l'ordre des sciences. Certes, il n'existe pas de plus grande preuve de la puissance d'une nation et de l'extravagance d'une autre (2).

XIII

Savez-vous, Madame, quel est le livre du dix-huitième siècle qui mérite le moins sa réputation? C'est précisément celui qui est le plus universellement vanté : c'est l'Essai sur l'entendement humain, de Locke. Tous les genres de défauts sont réunis dans cet ouvrage. Superficialité continue sous l'apparence de la profondeur, pétitions de principes, contradictions palpables, abus de mots (tout en reprochant cet abus aux autres), constructions immenses appuyées sur des toiles d'araignées, principes funestes, répétitions et verbiages insupportables, mauvais ton même, afin que rien n'y manque. Il n'y a, par exemple, rien de si fade que ce début de Locke : « Voici, cher lecteur, ce qui a fait le << divertissement de quelques heures de loisir que je << n'étais pas d'humeur à employer à autre chose... Si << vous prenez seulement la moitié autant de plaisir à

(1) Examen de la philos. de Bacon, t. II, p. 372 à 375. (2) Ibid., p. 378.

« lire mon livre que j'en ai eu à le composer, vous <«< n'aurez pas, je crois, plus de regrets à votre argent (1) << que j'en eus à ma peine, etc... >>

Ce préambule serait à peine supportable à la tête de Griselidis ou de Barbe-Bleue.

Or, vous plaît-il savoir, Madame, comment s'est faite cette réputation. Je vais vous expliquer ce mécanisme, comme je vous démontrerais une montre à répétition ou un métier à bas.

Au commencement du dernier siècle, les hommes suffisamment dégrossis par le protestantisme étaient tous prêts pour l'impiété. Bayle avait levé l'étendard, et de tous côtés on apercevait une fermentation sourde, une révolte de l'orgueil contre toutes les vérités reçues, et un penchant général à se distinguer par l'indépendance et la nouveauté des opinions.

Locke parut; et, avec l'influence que lui donnait son caractère très-estimable, une réputation méritée, et l'autorité qu'il tirait d'une grande nation, il dit aux hommes, ou il leur redit (car il n'y a pas de folie qui n'ait été dite), «< que toutes nos connaissances nous viennent par les sens, et que l'intelligence humaine n'est qu'une chambre obscure (ce sont ses termes);

« Que nulle idée de bien ou de mal, de vice ou de vertu, n'est originelle dans l'homme, » produisant, pour établir cette maxime, toutes les turpitudes du genre humain recueillies dans les voyages, comme on produi

(1) Thou wilt as little think thy money, as i do my pains ill bestowed. (Londres, Becroft, Straham et comp. 1775, 1 vol. in-8.) Epistle to the reader. « Quelle odeur de magasin!» (Note de M. de Maistre, Lettres et op., t. II, p. 202.)

rait la nosologie du sauvage, pour prouver qu'il n'y a point de santé ;

<< Que les hommes ont inventé les langues,» d'où il suit qu'il fut un temps où ils ne parlaient pas (1);

« Que c'est manquer de respect à Dieu et borner sa puissance, de soutenir qu'il ne peut pas faire penser la

matière ;

« Que la pensée, enfin, n'est qu'un accident de cette âme, qui peut être matérielle. »

L'Europe, à demi gangrenée, but cette doctrine avec la plus fatale avidité. Les matérialistes en ont fait leurs délices. Ils ont traduit, abrégé, expliqué, commenté l'Essai sur l'entendement humain; ils l'ont surtout enseigné à la jeunesse ; ils auraient voulu, comme madame de Sévigné l'a dit d'un livre un peu différent, « le faire prendre en bouillon. »

Locke est fameux parce que nous sommes abrutis, et nous le sommes surtout, parce que nous l'avons cru.

Malheureusement, une réputation ainsi établie est difficilement ébranlée. Elle dure d'abord pour une raison à laquelle on réfléchit peu : parce qu'on né lit plus le livre. Vous connaissez Paris, Madame, et vous savez comment y vivent les gens de lettres dans ce moment, croyez-vous qu'il y en ait beaucoup capables de se placer devant leur pupitre pour lire bravement

(1) On sait avec quelle force de raisonnements, de science et d'éloquence M. de Bonald a réduit à néant cette absurde assertion. Voyez et conférez: Recherches philosophiques sur les premiers objets des connaissances morales, chap. 11, De l'origine du langage, p. 56 à 113, édit. de 1853; et Législation primitive, etc., liv. I, chap. 1, De la pen sée et de son expression, p. 117 à 123, et notes, p. 191 à 195, 4o édition, 1847.

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