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doivent être contrôlés avec soin. Supposez, en effet, que sur chaque siècle un écrivain groupe d'abord et publie les témoignages pessimistes, puis les jugements optimistes des contemporains, ceux qui liront une seule de ces anthologies seront tentés de croire que la vie était un enfer ou un paradis ; et cependant elle n'aura été ni l'un ni l'autre.

Lorsqu'on étudie les Prédicateurs du XIIIe siècle au XVIIIe siècle, le tableau qu'ils tracent de la société de leur temps semble poussé au noir : les sept péchés capitaux règnent, la vertu n'occupe qu'une petite province dans l'empire de la morale; des faits innombrables se dressent à l'appui de ces lamentations, et j'en ai rappelé quelques-uns. Mais, par la nature même de leur ministère, les sermonnaires se taisent sur le bien, et ne présentent guère à leur auditoire que ses défauts; ils demandent beaucoup pour obtenir un peu; peut-être ignorent-ils que si leur victoire était complète, le monde, devenu une sorte de couvent, périrait par l'ennui et la tristesse. Et puis, ils n'ont pas, en général, ce sens de la comparaison qui se résout en douceur et en équité; ils ne l'ont pas, ils ne doivent pas l'avoir. On constatera, en lisant ce volume, des abus graves, des désordres dans notre société laïque et dans notre société religieuse d'autrefois; et sans doute les contemporains en étaient très frappés, puisque Guy

Patin s'écrie en 1666, dans une des belles époques de notre histoire : « Nous sommes la lie des siècles. » Mais que sont, par exemple, les fautes d'un archevêque de Harlay, d'un cardinal de Retz même, à côté des scandales d'un Bernard de Galen, princeévêque de Munster, allié de Louis XIV en 1672 contre la Hollande, dont M. Pierre de Ségur a raconté la vie? Tyran sans foi ni loi, pillard, massacreur, bombardant, incendiant les villes en guise de sommation, passant des garnisons au fil de l'épée, répétant souvent qu'un homme de guerre doit prendre plaisir au carnage, à l'effusion du sang, ce Galen proclamait que « l'argent et le fer sont les vrais maîtres du monde, » et ne voyait dans l'honneur et la justice que « des chimères, un peu de vent et de fumée dont se repaissent les âmes infatuées de préjugés ; » ce qui n'empêcha point son successeur de célébrer ses hauts faits et ses « vertus extraordinaires. » De tels monstres laissent loin derrière eux les prélats les plus libertins de l'ancien régime, les seigneurs les moins scrupuleux. Mais les laideurs morales, les forfaits, la douleur ne doivent pas voiler la statue de l'humanité, les dévouements sublimes, l'harmonie suprême des choses, la joie de la création; les misères d'un règne, d'un état social n'empêchent pas d'en admirer les grandeurs. Rappelons-nous le vers de Lamartine :

L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux.

Ce seul souvenir fait que la vie vaut la peine d'être vécue, pour les peuples comme pour les individus.

Cette loi de douceur, d'optimisme relatif, ce mélange d'infini et de fini, de noblesse et de médiocrité d'âme, d'actions généreuses, mesquines où basses, j'ai essayé de les mettre en relief dans un précédent volume I je les retrouve ici, et ils éclatent dans toutes les questions qui forment l'objet de ces études. Avec le Salon de Mile de Scudéry et les Amis de Mme de Sévigné, nous pénétrons dans ces compagnies charmantes qui apportaient à une morale aimable le double attrait de la grâce et d'une culture très complète : et c'est par centaines que l'on pourrait citer les femmes du xvIIe siècle qui, telles Mme de Montmorency, la marquise de Maignelais, Mme de Miramion, Mme de la Guette, ont réuni, comme en un bouquet, toutes les vertus, et accru le trésor idéal de la France.

Dans la Famille de Mazarin elle-même, le devoir est représenté, et, de l'autre côté, les enchantements d'une duchesse de Bouillon, d'une duchesse de Ma

1. La Société française du XVIe siècle au XXe siècle; XVI, XVIIe siècles, in-12, Perrin, éditeur (la Société, les Femmes du xvi° siècle, le Roman de l'Astrée, la Cour de Henri IV, l'Hôtel de Rambouillet et la préciosité, la société intime du cardinal de Richelieu, la Société et Port-Royal).

zarin, le prestige de leurs salons, leurs qualités sociales ont dicté un verdict d'indulgence sympathique à la postérité. Enfin, les Modes et Costumes montrent la société parée, la société en action; c'est là un sujet très frivole et très important; on peut même soutenir que le costume devient une vertu, tout au moins qu'il crée des vertus de civilisation, puisqu'il distingue l'homme de la brute, puisque, dans une certaine mesure, il produit le charme, la 'politesse, le mystère, la pudeur.

J'aurais voulu aussi faire ressortir les rapports de la société élégante avec la littérature, l'art, la politique, l'économie politique : mais, pour que ces rapports apparaissent clairement à la lumière des faits, il faut d'abord raconter rapidement l'histoire de cette société depuis son origine jusqu'à nos jours: alors seulement les causes et les effets s'illumineront, découleront en quelque sorte de ce tableau d'ensemble.

Un républicain de beaucoup d'esprit m'a dit un jour cette parole de conciliation, de sérénité supérieure: « Nous avons dans notre histoire moderne quatre périodes glorieuses : le règne de Henri IV, le gouvernement du cardinal de Richelieu, Louis XIV de 1660 à 1680, le Consulat; trois périodes heureuses : le ministère du cardinal de Fleury, la Restauration, la République actuelle. » Cette pensée

très noble aurait besoin d'être complétée à d'autres époques encore, il y a eu des sourires et des rayons, des âmes exquises et des âmes héroïques, des hommes de génie qui, par l'épée et la diplomatie, par la plume et la parole, ont sculpté l'image éternelle de la France, et bien mérité de celle-ci.

VICTOR DU BLED.

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