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à commencer par le clergé : ils appellent les choses par leur nom, cultivent l'apologue familier, trivial, bouffon, le trait pittoresque, l'invective hardie, brutale même. Ils tonnent contre les violences des seigneurs et des soldats qui vont à la guerre en habits de noce, vêtus du sang et des larmes du pauvre peuple; contre les exactions des officiers seigneuriaux et légistes qui vendent même le soleil; contre le luxe des femmes qui portent des cheveux morts (des cheveux de personnes mortes). Le frère Geoffroi de Blessen raconte qu'un clerc ressuscité disait avoir vu dans l'autre monde des gens courbés sous des fardeaux énormes; c'étaient les âmes des prélats insouciants, chargés de toutes les fautes d'autrui. « Les malheureux, les insensés! s'écrie Jacques de Vitry, ils abandonnent le soin de plusieurs milliers d'âmes à des enfants auxquels ils n'oseraient confier trois poires, dans la crainte qu'ils ne les mangent ! J'en connais un, de ces jeunes intrus, que son oncle, évêque, avait installé au chœur, dans la stalle de l'archidiacre, et qui la souillait encore, comme naguère le giron de sa nourrice. » Après avoir énuméré devant le roi et sa cour les devoirs de la royauté, Gilles d'Orléans ajoute : « Le roi, c'est celui qui gouverne bien, » et il formule cette curieuse maxime qui montre que le mépris de la science était déjà réputé chose honteuse : « un roi illettré n'est qu'un âne couronné. » — L'unique noblesse, soutiennent ces prêcheurs, c'est la noblesse de l'âme; le seul roi né tel, c'est le Christ, les autres naissent `pauvres, ils naissent nus!

Comme on voit, nous n'en sommes pas encore aux doctrines théocratiques d'absolutisme monarchique.

Et voici encore pour les princes et puissants : le

comte Thibaut de Champagne, lorsqu'il chevauchait, distribuait de sa main des souliers aux malheureux, et comme ses chevaliers haussaient un peu les épaules, il observa doucement : « Ne vous étonnez pas si je fais mes aumônes moi-même; car je serais bien fâché de ne pas recevoir moi-même ma récompense. »

Aimez-vous cette leçon aux vaniteux ?

Un prêtre, ayant une voix horrible, se persuadait cependant qu'il chantait fort bien. Un jour qu'il disait la grand'messe, une bonne femme se mit à pleurer bruyamment; il croit que c'est l'effet de son chant, hausse le ton, et la femme de faire chorus. A la fin de l'office, il va la trouver dans l'espérance de s'entendre décerner les éloges qu'il s'accordait à lui-même : « Ah! messire, soupire-t-elle, je suis cette malheureuse qui a perdu l'autre jour son âne; la pauvre bête a été dévorée par un loup, vous savez bien. Quand vous chantez, je crois encore entendre sa voix. >> Qui fut quinaud? Le chanteur.

Que dites-vous de cette algarade d'un disciple de saint Dominique aux Parisiennes élégantes de l'an de grâce 1273?

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En apercevant une de ces femmes, ne la prendrait-on pas pour un chevalier se rendant à la Table Ronde? Elle est si bien équipée de la tête aux pieds, qu'elle respire tout entière le feu du démon. Regardez ses pieds sa chaussure est si étroite qu'elle en est ridicule. Regardez sa taille, c'est pis encore. Elle la serre avec une ceinture de soie, d'or et d'argent, telle que Jésus-Christ ni sa bienheureuse mère, qui étaient pourtant de sang royal, n'en ont jamais porté. Levez les yeux vers sa tête : c'est là que se voient les insignes de

l'enfer; ce sont des cornes, ce sont des cheveux morts, ce sont des figures de diables. Sainte Marie! D'où vient qu'une misérable et fragile créature ose se revêtir d'une armure pareille pour combattre Dieu et donner la mort à son âme ?.... »

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Rien de plus fréquent chez ces vieux sermonnaires que la leçon sous forme d'anecdote et d'ironie. Étienne de Bourbon rapporte l'histoire de Richard Cœur de Lion, qui, entré dans un couvent de femmes, et fasciné par les beaux yeux d'une religieuse, menace de mettre à feu et à sang l'église si on ne la lui livre la sainte fille se fait arracher les yeux et les lui envoie. Un autre, prêchant devant la cour, s'aperçoit que le som'meil a gagné une bonne moitié de ses auditeurs; il s'interrompt un instant, change de ton, et appelant par trois fois un seigneur qui s'éveille en sursaut : « Pardonnez-moi, dit-il du ton le plus calme, si je trouble votre sommeil; c'est seulement pour vous prier de ronfler un peu moins fort, attendu que vous courez grand risque d'éveiller Sa Majesté.

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Vous croyez que la bonne foi, à une époque si lointaine, présidait aux relations du commerce ? Erreur : le commerce est déjà l'art d'abuser du besoin ou de l'envie que quelqu'un a de quelque chose. Les prédicateurs. nous apprennent fort congrûment que les laitières mêlent de l'eau à leur lait, que les marchands de vin se livrent à des mouillages et à des coupages; les poissonniers ont des procédés pour faire paraître fraîche leur marchandise en dépit de la nature, les accapareurs cachent le blé pour spéculer sur la hausse, orfèvres et changeurs usent de moyens illicites pour élever et abaisser tour à tour la valeur des monnaies; les usu

riers vont leur train, dévorent la substance du peuple malgré les prohibitions canoniques et légales. L'un d'eux supplie un prédicateur célèbre de ne point épargner en chaire cette peste publique, ce fléau, car, observe ce précurseur de Shylock, « cette ville fourmille tellement d'usuriers, que je ne gagne presque rien; et si, par votre éloquence, vous pouviez ramener tous ces pécheurs dans le devoir, mes affaires en iraient beaucoup mieux. »

Pour conclure, cette jérémiade répétée de toutes les manières par les prédicateurs du xme siècle, articulée sous une forme aussi injuste qu'originale par GuyPatin, en 1666, dans la plus belle partie du règne de Louis XIV: « Nous sommes la lie des siècles. » Et l'on serait tenté parfois de se demander si la meilleure absolution du présent ne sera pas toujours le passé.

Revenons maintenant à ce majestueux xvIIe siècle, et continuons d'interroger les prédicateurs dans la chaire royale :

Le Camus, Mascaron, Fromentières, Bourdaloue, Fléchier, Soanen, Gaillard, de la Rue, Massillon, Maure, tous peintres de mœurs à des degrés divers, avec plus ou moins de précision, poussés par le besoin de venger les injures du Christ, par la pente naturelle de leur talent, par le désir plus ou moins inconscient de captiver leurs auditeurs.

Le Camus fut de ceux auxquels on appliqua la maxime : pietas ad omnia utilis est; sa vie pénitente ne demeura point assez cachée, et il s'attira à ce propos des épigrammes assez vives. Un jour qu'il racontait avec complaisance que le pape lui avait ordonné de mettre un peu de vin dans son eau (propter stomachum),

l'évêque de Valence, Daniel de Cosnac, lui jeta : « Monseigneur, il devrait bien plutôt vous ordonner de mettre de l'eau dans votre vin. » Faste de pénitence, zèle de néophyte, l'abbé Hurel lui reproche sévèrement son attitude. Le recteur du collège des Jésuites de Chambéry ayant dit à M. du Gué que, pourvu qu'on crût en Jésus-Christ, on se sauvait partout, Mgr Le Camus se fâche tout rouge et écrit : « C'est ce Père-là que je veux qui sorte de mon diocèse, ou je n'approuverai aucun des leurs. » Beaucoup étaient dupes de cette ostentation d'austérité, et Innocent XI finit par lui envoyer le chapeau, qu'il accepta avec de grandes hésitations feintes, comme il avait fait pour l'évêché de Grenoble. D'aucuns toutefois ne prirent pas au sérieux son désintéressement, et lui-même lançait parfois ses béquilles en l'air, comme il fit un jour avec l'archevêque de Vienne qui s'étonnait de le voir manger de méchantes racines: «Monsieur, vous les trouveriez bonnes si elles vous avaient aidé à devenir cardinal. » Homme d'esprit d'ailleurs, plus sévère aux autres qu'à lui-même, il critique le clergé italien «< qui vit d'une manière fort libertine,» déclare déplorable l'état de l'Église de France et refuse de venir à l'assemblée du clergé, qu'il qualifie «une espèce de petit libertinage pour les conversations et pour la bonne chère. » Il se vante d'avoir ému la cour de Turin en prêchant l'Évangile, mais son éloquence à grand fracas ne paraît pas avoir impressionné la cour de France.

Ayant un jour prêché contre les dames qui découvraient trop leur gorge, le cardinal Le Camus trouva, à son retour chez lui, une dame assez âgée qui avait assisté à son sermon, et comme elle était de celles qui

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