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comme il demanda pourquoi : « C'est que je connais bien à cette heure que Racine a raison d'enrager quand les comédiens représentent une de ses pièces. Je ne pouvais pas donner la mienne à un homme qui la jouât si mal que cet abbé Perroquet que voilà en chaire. »

J'ai quelque peine à douter du mérite réel de l'évêque d'Autun, et de la paternité de ses œuvres. Loret, BussyRabutin, Dangeau, Mme de Sévigné, M. Pignot son biographe, rendent hommage à ses talents d'orateur, d'administrateur, de diplomate; leurs témoignages sont trop précis pour ne pas emporter la conviction. Pourquoi donc aurait-il eu besoin de recourir à d'autres, à ce que Jean-Paul Richter appelle plaisamment : « un valet de cervelle?» Peut-être, après tout, eut-il parfois, dans des cas urgents, des collaborateurs, comme Mirabeau: Dumont, Reybaz, Pellenc, Chamfort fabriquaient la plupart des harangues et rapports de Mirabeau à la Constituante; mais l'orateur y mettait sa marque, le ton, le geste, l'action, l'âme du discours, ce je ne sais quoi qui imprime à l'œuvre tout entière son caractère d'unité.

Quant au portrait de Roquette dans Tartufe, bien que des écrivains profanes et religieux, des lettrés d'autrefois et d'aujourd'hui l'aient reconnu, je garde aussi des doutes. N'oublions pas que le caractère de Tartufe se retrouve dans les fabliaux, dans le Roman de la Rose, dans celui du Renard, dans Boccace, Machiavel, que Tartufe courait les rues, emplissait les salons et la cour, même avant que la dévotion devînt à la mode, avant que les courtisans se donnassent par calcul une figure d'Évangile, selon l'expression consacrée. Molière avait des types bien plus précis à flageller tel cet

abbé Pons qui, déclarant sa tendresse à Ninon de Lenclos, lui faisait remarquer que les plus grands saints étaient susceptibles de passion, que saint Paul était affectueux, que saint François de Sales n'avait pu s'affranchir de cette faiblesse; tel cet abbé Charpy, dont la curieuse histoire n'était pas moins connue que celle de l'abbé Pons. « Un jour qu'il était dans l'église des Quinze-Vingts, Mme Hausse, veuve de l'apothicaire de la reine, y/vint. Il l'accosta et lui parla de dévotion avec tant d'emportement qu'il charma cette femme qui est dévote. Elle le loge chez elle. Lui, qui est si charitable qu'il aime son prochain comme lui-même, s'est mis à courtiser la petite Mme Patrocle, la fille de Mme Hausse. Elle est femme de chambre de la Reine. Charpy se mit si bien dans l'esprit du mari et de sa femme, qu'il en a chassé tout le monde, et elle ou le mari ne vont en aucun lieu qu'il n'y soit. Mme Hausse, qui, à la fin, a ouvert les yeux, en a averti son gendre. Il a répondu que c'étaient des railleries, et prend Charpy pour le meilleur ami qu'il ait au monde.... »

Il semble donc que Roquette peut n'avoir pas servi de modèle au portrait, que Tartufe n'est point Roquette, du moins Roquette tout seul. Mais le portrait étant tout tracé, on l'appliqua à lui et à bien d'autres. Rappelons-nous le vers de Musset :

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Un autre type de courtisan en camail, favori du prince de Conti, premier aumônier de Monsieur frère de Louis XIV, serviteur dévoué de Madame Henriette, ami intime et conseiller fort écouté de la princesse des Ur

sins, mêlé à cent affaires importantes, causeur enjoué, mordant, auteur de curieux mémoires sur son époque, Daniel de Cosnac (1630-1708), avait plus d'esprit, de talents et d'ambition que Roquette, mais aussi une hauteur de caractère et un courage qui lui valurent quelques disgrâces. Agé de vingt-deux ans, il contribue puissamment à la paix de Bordeaux qui termina la Fronde; à vingt-quatre ans, au sortir d'un sermon prononcé, en 1654, devant la cour, à Rethel, il reçoit le brevet de l'évêché de Valence, demandé pour lui par la princesse de Conti. Mazarin lui dit à ce propos : « Le roi vous fait maréchal de France sur la brèche. » Làdessus, il court chez le cardinal de Retz : « Le roi, conte-t-il, m'a fait évêque, mais il s'agit de me faire prêtre. Quand il vous plaira. Ce n'est pas là tout; c'est que je vous supplie de me faire diacre. Volontiers. Vous n'en serez pas quitte pour ces deux grâces, Monseigneur, car, outre la prêtrise et le diaconat, je vous demande encore le sous-diaconat. Au nom de Dieu, repart l'Éminence, dépêchez-vous de m'assurer que vous êtes tonsuré, de peur que vous ne remontiez la disette des sacrements jusqu'à la nécessité du bap

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tême. »

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Il entra dans la faveur de Mazarin, et s'y maintint quelque temps, en supportant ses algarades, et en faisant le métier d'espion, affirment les mauvaises langues. L'abbé de Choisy raconte sur son compte des histoires d'un haut comique; ainsi, en 1660, pendant le séjour de la cour à Saint-Jean-de-Luz, plusieurs prélats, se promenant avec lui, s'échauffaient à dire du mal de Mazarin, quand l'évêque de Valence, qui avait fait chorus, les quitta brusquement sur ces mots : « Messieurs, je

vais conter à M. le cardinal tout ce que j'en ai dit et tout ce que vous en avez dit, car j'aime encore mieux pour vous et pour moi qu'il en soit informé par mes soins que par ceux de l'abbé de Bonzi, qui ne manquerait pas de lui en rendre compte. » En même temps, il n'hésitait pas à risquer sa fortune et sa vie pour rendre service aux personnes qu'il aimait.

Nommé archevêque d'Aix en 1687, il ne manqua point de déployer dans ce diocèse ses qualités et ses défauts, car l'âge n'avait nullement amorti son humeur impétueuse, dominatrice, son goût de l'intrigue en tout genre. Il eut cent querelles avec les États de la province, avec le Parlement, l'Université d'Aix, les couvents et son chapitre métropolitain, et il en sortit presque toujours avec les honneurs de la guerre. Les spirituels Provençaux lui décochèrent cette épitaphe ironique lorsqu'il mourut en 1708 :

Requiescat ut requievit !

(Qu'il repose comme il s'est reposé!)

« Personne, dit Saint-Simon, n'avait plus d'esprit, ni plus présent, ni plus d'activité, d'expédients et de ressources, et sur-le-champ sa vivacité était prodigieuse; avec cela très sensé, très plaisant en tout ce qu'il disait sans penser à l'être, et d'excellente compagnie. Nul homme si propre à l'intrigue, ni qui eût le coup d'œil plus juste; au reste peu scrupuleux, extrêmement ambitieux, mais avec cela haut, hardi, libre, et qui se faisait craindre et compter par les ministres. Cet ancien commerce de Madame dans beaucoup de choses, dans lequel le roi était entré, lui avait acquis une liberté et une familiarité avec lui qu'il sut conserver et s'en avan

tager toute sa vie. Il se brouilla bientôt avec Monsieur après la mort de Madame, pour laquelle il avait eu force prises avec lui et avec ses favoris.... Il n'en fut que mieux avec le roi, qui lui donna des abbayes, et enfin l'archevêché d'Aix, où il était le maître de la province. >>

Parvenu à un âge avancé, il apprend qu'on vient de canoniser saint François de Sales. « Quoi! s'écrie-t-il, Monsieur de Genève, mon ancien ami? Je suis charmé de la bonne fortune qu'il vient de faire; c'était un galant homme, un aimable homme, et même un honnête homme, quoiqu'il trichât au piquet, où nous avons souvent joué ensemble. Mais, Monseigneur, est-il possible qu'un saint friponne au jeu? — Oh! répliqua l'archevêque, il disait pour ses raisons que ce qu'il gagnait était pour les pauvres. » Ouais! le mot ressemble assez bien à Cosnac, mais saint François de Sales était mort avant sa naissance.

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« L'archevêque d'Aix a de grandes pensées, écrit Mme de Sévigné; mais plus il est vif, plus il faut s'approcher de lui comme des chevaux qui ruent, et surtout ne rien garder sur votre cœur. »

Quant à l'auditoire de la chaire royale, n'a-t-on pas deviné d'avance sa composition? Le roi tout d'abord, la reine Anne d'Autriche, la reine Marie-Thérèse, Monsieur, Madame, Monseigneur et Madame la Dauphine, la reine d'Angleterre, les ducs de Bourgogne, d'Anjou et de Berry, princes et princesses du sang, cardinaux, maréchaux, ducs, évêques, ambassadeurs, grands seigneurs, savants, écrivains, artistes. Le zèle chrétien pour les vrais croyants, l'attrait naturel de la littérature et de l'éloquence pour les beaux esprits, une sorte d'amusement pour les sceptiques, un déploiement de

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