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tous et partout comme un réseau vivant d'autorité.

Bien plus, une société peut n'être en proie ni au meurtre, ni au pillage, les droits de chacun peuvent être même jusqu'à un certain point respectés, et cette société peut cependant par la violation évidente du droit de tous, être réduite et maintenue en servitude. Prenons un exemple qui nous soit familier et considérons un instant l'An

gleterre. Deux sortes de droits y existent aujourd'hui et s'y appliquent sans être contestés par personne. Le premier, que j'appellerais volontiers le droit personnel, consiste en ce point, que chaque Anglais a des garanties fortes et nombreuses de n'être lésé par le pouvoir ni dans ses biens ni dans sa personne; le second, qui mérite le nom de droit national, consiste en ceci, que le peuple anglais décide souverainement, par le moyen de son Parlement et des ministres qui en dépendent, de la politique extérieure et intérieure du pays. N'est-il pas aisé de

concevoir et d'imaginer un concours de circonstances qui, sans porter atteinte aux droits personnels de chaque Anglais, les priverait tous ensemble de leur droit national? Ne peut-on supposer un nouvel état de choses où leurs ministres ne relèveraient plus de leurs assemblées, où la décision en temps opportun de leurs plus grandes affaires serait enlevée à leur Parlement, où ce Parlement enfin, atteint dans sa formation par l'intervention excessive et prépondérante du pouvoir central, ne serait plus que l'ombre de lui-même ? Certes, l'Angleterre, après ce grand changement, ne ressemblerait pas tout d'un coup à l'ancienne Rome ou à la Syracuse de Denis le Tyran. On pourrait y vivre avec sécurité, y trafiquer avec liberté, y jouir de ses biens, les échanger, les transmettre; ou pourrait même parler de temps à autre de la marche des affaires publiques et s'en plaindre, faire même semblant d'élire et semblant de discuter; mais l'histoire qui va au fond des

choses, et qui ne se paye pas de mots, dirait qu'à partir de tel jour la mesure d'obéissance que le peuple anglais devait à son gouvernement a été franchie, en d'autres termes que l'Angleterre a été ce jour-là réduite en servitude, et le cœur humilié de chaque Anglais le lui dirait à lui-même avec cette insistance et cette clarté dont nous parlions tout à l'heure.

Il suffit maintenant que cette tyrannie existe, ou, si l'on veut, que cette suppression d'une liberté capitale de fait et de droit ait été accomplie, pour qu'aussitôt on retrouve dans la société qui aurait éprouvé ce malheur tous les caractères que La Boétie a reconnus et signalés dans l'état de servitude. C'est une éternelle vérité que l'image de cette chaîne, rattachant au tyran tous ceux qui participent à son pouvoir et en profitent, depuis le plus arrogant jusqu'au moins redouté ; c'est une vérité que les pires sont tout d'abord attirés vers lui comme les humeurs du corps autour d'une plaie qui le dévore ; c'est une vérité que la foule

ignorante est portée à l'aimer en raison de son despotisme même, et à faire de son pouvoir illimité le centre unique de ces espérances sans bornes et de ce vague désir du mieux qui couvent toujours au sein des multitudes; c'est une vérité qu'un tel régime est favorable à tous les genres de plaisirs qui peuvent distraire les hommes de leurs devoirs envers eux-mêmes; c'est enfin une éternelle vérité (et la plus honorable pour la nature humaine) que ceux qui se refusent à ces distractions vaines et qui ne se laissent point aller à ce joyeux délire, sont suspects, comme ceux dont la pâleur déplaisait à César, de chercher à garder la dignité de leur âme et de regretter la liberté perdue.

Quiconque a exprimé avec bonheur une de ces vérités qui ne changent point et que chaque pas de l'humanité confirme, est assuré de vivre dans la mémoire de notre race, et mérite en effet de n'y point mourir. La Boétie était un savant et ardent

ami de l'antiquité, un poëte aimable et souvent énergique ; il a fait de beaux vers, il a traduit, avec une grâce digne d'Amyot, l'Économique, de Xénophon, la Ménagerie comme il l'appelle d'un nom heureux et juste que nous aurions dû garder; rien de tout cela cependant ne l'aurait fait vivre à travers le temps. Mais Montaigne a écrit sur lui un chapitre des Essais, lui-même il a écrit la Servitude volontaire, et le voilà immortel, car son nom est étroitement uni aux mots d'amitié et de liberté, mots divins que rien n'effacera du langage des hommes.

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