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source intarissable de tristesse, sinon un indice de la pente constante de notre âme, une sorte de témoignage irrécusable sur la direction habituelle de nos vœux ? Nos tristesses sont du même ordre que nos désirs, puisque nos désirs déçus les composent, et nos désirs, c'est nous-mêmes. Quelles sont donc les causes de notre tristesse ? Sont-elles nobles, élevées, avouables ou égoïstes, misérables, bonnes à cacher loin de toute lumière? Nos amis, notre pays, le désir trop souvent confondu de savoir la vérité, l'inutile effort vers le bien, le découragement inquiet de l'âme qui s'élance vers la lumière et qui retombe, sont-ils au fond de notre tristesse, mêlés, je le veux bien, à cette inévitable lie qui dort toujours dans le cœur de l'homme; ou bien cette lie est-elle tout notre cœur, et notre tristesse vient-elle seulement de l'inexécution de nos vœux injustes et de la soif inassouvie des plaisirs vulgaires? Nous pouvons ainsi prendre notre mesure; savoir au vrai

pourquoi l'on est triste, c'est être bien près de savoir ce qu'on vaut.

Rien ne montre mieux que cette dose à peu près égale de tristesse répandue parmi les hommes selon l'âge, la santé et les évé · nements de la vie, combien nos opinions si diverses sur l'ordre du monde et sur notre destinée ont peu d'influence sur la conduite de nos sentiments et sur l'état vrai de notre cœur. Quelle différence ne devrait-on pas remarquer, au point de vue de la tristesse, entre un homme qui, regardant les maux de cette vie comme une épreuve, croit à une compensation dans la vie future, et un autre homme qui, confondant dans son esprit sa propre existence avec celle du monde, croit que sa personne est anéantie par le coup de la mort? Il semble que le premier, une fois en règle avec sa .conscience et avec le ciel, ne devrait jamais éprouver de tristesse, puisque les maux qui peuvent l'atteindre, acceptés avec soumission, deviennent un gage de sa récom

pense future, une promesse céleste de paix et de félicité. Il semble au contraire que l'homme qui croit son existence enfermée dans l'enceinte de la terre devrait être inconsolable du moindre obstacle rencontré par ses désirs, du moindre échec éprouvé sur son chemin. Le mot cruel de déception, qui n'existe pas à vrai dire pour le premier, a pour le second un sens profond et une terrible vérité. Tout plaisir inaccessible ou écarté de sa main est à jamais ravi, toute blessure reçue est pour lui sans remède; en fait de maux grands ou petits, il ne connaît rien que d'irréparable. Cette journée a été pour lui sans soleil, cette soirée sans charme, le sourire sur lequel il comptait lui a fait défaut : autant de perdu et pour l'éternité. Il vivrait cent ans que ce jour gâté et englouti dans le gouffre du temps, que cette minute même écoulée sans plaisir et désormais insaisissable, devraient l'obséder comme un remords; quelle raison a-t-il de se consoler du pli d'une feuille

de rose? Et cependant il s'en console, tout comme s'il avait un avenir et une espérance, tandis qu'à côté de lui couleront les larmes d'un homme qui, au delà des douleurs d'ici-bas, d'ici-bas, devrait voir le ciel

entr'ouvert.

C'est que nos croyances, quelles qu'elles soient, n'ont point le caractère absolu de la certitude. Celui qui croit à la vie future ne la touche pas assez de la main pour estimer les choses de ce monde au peu de valeur que devrait leur laisser une telle espérance; et celui qui se croit voué au néant n'en est pas au fond assez sûr et ne le voit pas d'assez près pour s'attacher avec une frénésie sincère à l'heure qui passe et au plaisir qui vole. Nos joies et nos tristesses sont donc bien plus réglées les événements de notre vie et par le tour de nos caractères que par la logique de nos croyances. Atteints par la douleur, nous poussons à peu près le même cri, et, selon

par

le

coup que nous avons reçu, il nous faut

à peu près le même temps pour sécher nos larmes. Incrédules, croyantes, tournées vers le ciel, inclinées vers la terre, nos âmes obéissent après tout aux grandes lois de la joie et de la tristesse et marchent courbées sous le même joug.

Il faut bien croire que les êtres animés sont seuls capables, à des degrés très-divers, de joie et de tristesse, et que ce qui ne sent rien ne peut rien exprimer. Comment nier cependant que la nature exprime tour à tour, comme un tableau varié, la joie et la tristesse en des traits si parlants et si clairs que l'œil et le cœur de l'homme ne peuvent s'y méprendre? Nous savons tous ce que veut dire un jour joyeux, une journée triste, et nous en jugeons par l'impression unanime que la vue de ce spectacle produit sur nos âmes. Qu'un ciel gris et bas soit étendu sur nos têtes, que la pluie descende, non pas emportée en tourbillons par un ouragan qui aurait son intérêt et sa grandeur, mais lente et lourde comme un

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