Page images
PDF
EPUB

gaieté dont la cause nous échappe et que nous attribuons, faute d'examen, au pur caprice de la nature humaine qui, étudiée de plus près, n'a pas de caprices et obéit à des lois. Mille coups d'épingle peuvent donner la fièvre aussi bien qu'une profonde blessure; des incidents légers et inaperçus de nous-mêmes au moment où ils se produisent peuvent créer en nous un état de gaieté ou de tristesse assez fort pour résister aux circonstances extérieures lorsqu'elles nous sollicitent en sens contraire. Ce parti pris de notre âme nous étonne alors nousmêmes, et nous nous demandons pourquoi telle chose qui devrait nous attrister ou telle autre chose qui devrait nous plaire est sur nous sans pouvoir; c'est qu'une disposition contraire a été déterminée à notre insu dans notre âme et qu'elle a encore assez de force pour résister aux assauts du dehors. Il faut aussi tenir compte des causes permanentes et générales qui nous rendent plus ou moins capables de

gaieté ou de tristesse, et que nous oublions volontiers lorsque nous attribuons l'état de notre âme à un pur caprice de la nature. Vous avez, par exemple, mille causes d'inquiétude ou de chagrin ; de plus, la nature est en deuil, le ciel est sombre, une pluie lente et froide pénètre la terre, et cependant, malgré votre raison pleine de germes de tristesse qui voudraient éclore, malgré vos sens combattus et froissés par les circonstances extérieures, vous ne pouvez vous résoudre à être triste, votre âme se soulève sans effort pour rejeter le fardeau, ou elle le porte légèrement, de bonne grâce, avec un confiant sourire qui défie l'univers de l'accabler. Vous vous demandez d'où vient cette force surprenante ; vous oubliez seulement que vous vous portez bien et que vous avez vingt ans.

La jeunesse et la santé sont deux remparts qui bravent les assauts de la tristesse, et tant qu'ils nous protégent, elle ne peut guère remporter sur nous que de faibles et

courts avantages. Mais ces murailles protectrices sont sans cesse minées par le temps, et les déceptions de la vie en détachent chaque jour quelque pierre, jusqu'à ce que la brèche, étant une fois ouverte et s'élargissant toujours, la tristesse passe et repasse à son aise, en attendant qu'elle s'établisse au cœur de la place et n'en sorte plus. Qui de nous ne l'a connu, ce merveilleux ressort de la jeunesse et de l'inexpérience, si prompt à se redresser sous la plus dure étreinte? Rebondissant sous le choc, comme nos balles rapides, et s'élevant d'autant plus haut qu'elle a été frappée plus fort, notre âme adolescente, rabattue par les premières déceptions de la vie, ne s'en élance que mieux dans le vaste champ de ses espérances; mais après tant d'élans hardis et tant de chutes profondes, elle perd sa force, et, sans réagir davantage contre le coup qui la frappe, elle languit à terre, amollie, flétrie, souillée, roulée par le sort comme par le pied d'un passant.

un

C'est ainsi que s'épuise en nous ce fonds de force et de vie, cette alacrité de l'âme qui nous permet de résister si aisément aux premiers efforts de la tristesse. Cette réserve une fois consommée, l'équilibre est rompu contre nous, et comme homme qui voit tous les jours croître ses dépenses et diminuer ses richesses, nous avons de plus en plus de peine à faire face aux chagrins de la vie. Les illusions s'envont une à une, et nous avons beau restreindre de plus en plus nos espérances, comme pour tenter par notre modération la générosité du sort, comme pour faire au-devant de lui la moitié du chemin, il nous trompe toujours et nous demande incessamment un sacrifice après un sacrifice. Comme l'impitoyable Romain, qui après avoir dit au peuple de Carthage : « Donne-moi tes vaisseaux, donne-moi tes éléphants, donne-moi tes armes, » lui dit enfin : « Donne-moi ta cité, que je veux détruire, et va habiter plus loin, » ainsi le

sort nous presse; et après nous avoir dépouillés de cette illusion, il nous dit :

Quitte encore cette autre; donne-moi enfin ce que tu as de plus sacré ou de plus cher, il faut que j'atteigne le fond de ton cœur. » Et alors même que par une sorte de négligence quelque chose nous est laissé, alors même que par une faveur singulière nous avons accompli ou possédé une partie de ce qui excitait nos désirs, quelle âme humaine n'a en elle-même, au bout d'un certain temps, assez d'illusions détruites, assez de déceptions accumulées, assez de ruines intérieures, pour qu'au moindre souvenir qui les agite il ne s'en échappe, comme une noire vapeur, un nuage épais de tristesse ?

Si quelque curiosité nous pousse alors à examiner de près ces ruines, nous y trouvons en même temps l'histoire de notrevie et le moyen de porter un jugement équitable sur nous-mêmes. Qu'est-ce, en effet, que ce résidu de nos déceptions,

« PreviousContinue »