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SSAYONS de parler de la tristesse, sans ordre et sans suite, prétention surtout à découvrir

sans

le fond des choses, mais pour marquer seulement quelques traits épars qui peuvent aider à la mieux connaître et servir à qui voudrait entreprendre d'en faire le portrait complet et véritable.

Il faut d'abord distinguer la tristesse de la douleur, qui le plus souvent la précède,

ou qui, pour mieux dire, prend elle-même le nom de tristesse, lorsque émoussée par le temps, mais se faisant encore sentir, elle a en quelque sorte perdu son aiguillon. On dira, par exemple, qu'un père qui vient de perdre son enfant est dans le désespoir ou dans la douleur; au bout de quelques années on dira qu'il est attristé par la perte de son enfant ; plus tard encore, s'il reste incliné sous le coup, on dira simplement qu'il est triste, et comme on perdra de plus en plus de vue la cause éloignée de sa tristesse, on dira que sa nature est d'être triste, que la tristesse est dans son caractère. C'est alors, en effet, que ce sentiment méritera le mieux le nom de tristesse, parce qu'il sera le plus éloigné qu'il est possible de la douleur aiguë qui en aura été la cause, parce qu'il vient surtout de la réflexion, qu'il suppose l'intelligence, en un mot, qu'il est humain et qu'il nous distingue de tous les autres êtres qui peuvent souffrir ici-bas. Chez ceux-ci, en effet, la douleur

morale, lorsqu'ils sont capables de la sentir, ne peut durer assez longtemps ni survivre assez à sa cause pour mériter le nom de tristesse. La plupart des animaux, par exemple, aiment leurs petits et souffrent s'ils les perdent; quelques-uns expriment cette douleur de la façon la plus touchante :

At mater, virides saltus orbata peragrans, Linquit humi pedibus vestigia pressa bisulcis, Omnia convisens oculis loca, si queat usquam Conspicere amissum fœtum; completque querelis Frondiferum nemus adsistens, et crebra revisit Ad stabulum, desiderio perfixa juvenci.

Mais chez presque tous cette douleur est passagère et ne survit pas assez à sa cause immédiate pour changer de caractère. Dans toutes les langues, un animal triste veut dire un animal qui va être malade, parce qu'une sorte d'instinct merveilleux l'avertit alors de la destruction qui le menace, et cette tristesse physique, dénuée de la parole, est éloquente. Mais la tristesse purement morale, écho prolongé de la douleur,

ébranlement durable d'une âme qui a été violemment secouée et qui quelquefois n'a pas assez de toute la vie pour reprendre son équilibre, est particulière à l'homme, et lui seul mérite de la connaître par la force de ses attachements et par l'intensité de ses joies.

La tristesse est donc une sorte de crépuscule qui suit la douleur; et malgré l'opinion des poëtes qui se piquent volontiers d'être tristes sans raison et qui chantent la mélancolie comme un don fatal du ciel, comme un mystérieux privilége des âmes délicates, il n'y a pas plus de tristesse sans cause qu'il n'y a de gaieté sans motif. Mais les causes de la tristesse et de la gaieté ne sont pas toujours simples et évidentes; on ne trouve pas toujours à la source de l'une ou de l'autre une grande douleur ou une vive joie. Plusieurs circonstances futiles, mais réunies par le hasard et se venant en aide les unes aux autres, peuvent produire en nous un état de tristesse ou de

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