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parties de ce vaste univers doit conduire nos réflexions à l'unité de leur principe. Cette subordination fait la solide grandeur des êtres subordonnés. »>

Il est surprenant qu'on ait si souvent fermé les yeux sur le sens et la portée de ces fragments de Vauvenargues où est traitée à fond la question du libre arbitre. Tantôt on veut y voir des objections qu'il se faisait à lui-même, tantôt les opinions de sa jeunesse, consignées dans ses écrits pour mémoire et abandonnées plus tard. Rien de moins justifiable que ces interprétations diverses. Ces pages profondes éclairent le reste de ses écrits et sont éclairées par eux d'une vive lumière. C'est le point d'appui de sa vive et continuelle argumentation contre ceux qui confondent la vertu avec la lutte de l'homme contre lui-même, et qui font de l'effort le signe du bien; c'est le fond de cette affirmation constante et sans cesse renouvelée dans ses écrits: que la réalité de la vertu

est indépendante de ce qu'elle coûte, que le bien où l'on se plaît ne cesse pas d'être le bien, et qu'il faut se garder de croire que ce qui est nécessaire n'est d'aucun mérite; c'est enfin de cette théorie et non d'ailleurs que vient le rôle principal et légitime qu'il attribue aux passions dans le gouvernement de l'esprit humain et du monde.

Où est cependant la distinction du bien et du mal moral dans ce système qui laisse la vertu dans un si dangereux voisinage de la passion et du plaisir ? Les sentiers que suit l'esprit humain en quête de la vérité ne sont point en nombre infini, et c'est souvent sans se voir les uns les autres que les philosophes s'y engagent et se suivent de près. Vauvenargues ne connaissait pas plus le système de Kant, qui devait naître après lui, qu'il n'avait lu l'Éthique, et cependant sa distinction du bien et du mal est de l'école de Kant non-seulement pour le fond, mais pour les termes. «< Dire simplement, écrit-il, que la vertu est la

vertu parce qu'elle est bonne en son fonds, et le vice tout au contraire, ce n'est pas les faire connaître. La force et la beauté sont aussi de grands biens; la vieillesse et la maladie, des maux réels; cependant on n'a jamais dit que ce fût le vice ou la vertu. Le mot de vertu emporte l'idée de perfection, l'idée de quelque chose d'estimable à l'égard de toute la terre; le vice au contraire. Or, il n'y a que le bien et le mal moral qui portent ces grand caractères. La préférence de l'intérêt général au personnel est la seule définition qui soit digne de la vertu et qui doive en fixer l'idée. »> Qu'est-ce donc que la définition de Kant pour une action vertueuse : « Une action dont le motif puisse être érigé en règle universelle,» sinon «< ce quelque chose d'estimable à l'égard de toute la terre, et cette préférence de l'intérêt général au personnel » que Vauvenargues déclare être le signe distinctif et constant de la vertu?

Tel était à peu près le système qui rattachait aux yeux de Vauvenargues ces méditations éparses, jetées sur le papier à travers les dégoûts de la solitude et les agitations stériles de son existence. Il sentait sa vie s'échapper, et désespérait d'achever ce tableau systématique de l'esprit humain qu'il avait eu la noble ambition d'entreprendre.

Un travail si long, écrivait-il avec la résignation la plus touchante, ne peut maintenunt m'arrêter. » Les chapitres qui devaient être étendus restent donc ébauchés; Is se brisent en fragments de plus en plus courts, et bientôt en pensées détachées qui brillent d'un vif éclat dans leur beauté solitaire, fondements dispersés, colonnes inachevées qui ont la grâce et la dignité des ruines et qu'aucun monument n'a pourtant

couronnés.

Une seule chose est complète dans ses touchants écrits, c'est le portrait qu'il y a tracé de lui-même, non pas une fois, mais presqu'à chaque page, tantôt en traits épars

et en aveux voilés, tantôt avec plus de complaisance et d'involontaire abandon. Caractères, dialogues, tout nous parle de lui, tout nous raconte son ambition souffrante et, en même temps, son effort admirable et impuissant pour prendre une bonne fois en dédain tous les biens qu'il eût voulu conquérir. La grandeur d'âme, cet instinct élevé, comme il l'appelle, « qui porte les hommes au grand, de quelque nature qu'il soit, » peut être employée de deux manières et nous rendre divers services. «< Tantôt, dit-il, elle cherche à soumettre par toutes sortes d'efforts et d'artifices les choses humaines à elle, et tantôt, dédaignant ces choses, elle s'y soumet elle-même, sans que sa soumission l'abaisse, pleine de sa propre grandeur et contente de se posséder. » Réussit-il un seul jour à tourner ainsi vers la résignation sa grandeur d'âme ? Peut-être; mais c'est au contraire le malaise d'une âme hors de sa place et opprimée par la fortune qui revient le plus

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