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téraux. Enfin il est si consommé en calomnie qu'il ne se donne plus la peine de médire; il se contente de sourire ou de soupirer sur le fait du prochain; il n'a que faire de parler pour être entendu. Cet hypocrite est plus près que l'autre de la vraisemblance, plus capable d'exister et de se soutenir, plus accommodé aux circonstances extérieures; nous sommes plus exposés à sentir Onuphre ramper sous nos pieds ou glisser entre nos doigts qu'à rencontrer Tartufe lâché comme une bête fauve à travers les lois de la société, les liens de la nature et les usages du monde. Et pourtant ils sont de même famille, et c'est bien le même homme que le moraliste et le poëte comique ont voulu nous peindre; mais le premier contemple l'hypocrite à loisir et le décrit avec une fidélité minutieuse; le second le traîne sur la scène et le pousse violemment d'incidents en incidents jusqu'à l'entier développement de son caractère et jusqu'à l'avorte

ment de ses desseins. L'espace, le temps, l'attention même, tout fait défaut au poëte comique pour nous conduire plus lentement et plus avant dans l'intérieur de son personnage; il ne peut nous le décrire et il doit le faire agir, en obéissant aux lois de la perspective théâtrale, en poursuivant les grands effets que la scène exige. L'art est plus fin chez le moraliste; il est plus imposant chez le poëte. Il faut plus de puissance et de courage pour façonner à grands traits la fresque ou la frise qui de loin et de haut saisiront et contenteront nos regards, que pour parfaire ces ouvrages délicats sur lesquels nous pouvons promener la main en même temps que les

yeux.

L'exacte vérité dans les choses ne suffit pas à la Bruyère; il poursuit avec le même scrupule, ou, pour mieux dire, avec le même plaisir la vérité dans les termes. y a bien moins de fantaisie qu'on ne l'imagine dans l'infinie variété de ses

Il

tours; il n'en prend guère qui ne soit choisi avec discernement, mis à sa place, employé à propos. Il y a une raison, et on la découvre, dans sa manière de commencer et de finir, dans ses interpellations soudaines, dans ses comparaisons hardies, dans la gradation de ses expressions et de ses figures qui vont se resserrant et s'aiguisant toujours, jusqu'à un dernier mot ou un dernier trait auquel il s'arrête, parce qu'en effet, au delà, il n'y a plus rien. Quelle marche savante dans cette description des âmes vénales : « Il y a des âmes sales, pétries de boue et d'ordure, éprises du gain et de l'intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu, capables d'une seule volupté qui est celle d'acquérir ou de ne point perdre, curieuses et avides du denier dix, uniquement occupées de leurs débiteurs, toujours inquiètes sur le rabais ou sur le décri des monnaies, enfoncées et comme abîmées dans les contrats, les titres et les

parchemins. De tels gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes; ils ont de l'argent. >> Quelle hardiesse heureuse et opportune dans l'apostrophe célèbre : « Fuyez, retirez-vous, vous n'êtes pas assez loin. Je suis, dites-vous, sous l'autre tropique. Passez sous le pôle et dans l'autre hémisphère; montez aux étoiles si vous pouvez. - M'y voilà. Fort bien; vous êtes en sûreté. Je découvre sur la terre un homme avide, insatiable, inexorable, qui veut vivre aux dépens de tout ce qui se trouvera sur son chemin et à sa rencontre, et quoi qu'il en puisse coûter aux autres, pourvoir à lui seul, grossir sa fortune et regorger de biens. » La vivacité du tour n'est ici que le vêtement léger d'une impression vive; est-il une façon plus ingénieuse de nous présenter ce personnage redoutable et de nous engager à le fuir?

Mais on sent, dit-on, trop d'esprit dans ces pages savantes; l'art y est trop visible,

et, tout habile que cet art se montre, il a le tort de se montrer. Il serait malaisé de défendre la Bruyère de ce reproche; qu'est-il besoin d'ailleurs de l'en défendre? Il est plus d'une façon de bien écrire, et si l'on peut préférer l'une à l'autre, c'est pourtant avoir touché le but que d'être écouté des hommes et que de leur plaire longtemps après qu'on a cessé d'être. Chacun suit son chemin vers la postérité, il n'en est point de mauvais pourvu qu'il y conduise. A vrai dire, l'écrivain ne choisit guère ce chemin; il y est doucement engagé par la nature, et il se ferait une violence inutile en essayant de se détourner vers un autre. Les idées s'offrent à chacun de nous sous des aspects variés et provoquent en nous des mouvements divers que l'art peut régler sans en altérer sensiblement le cours. Il en est que l'inspiration envahit comme un flot brûlant, qui peuvent à peine la soutenir, qui en sont étourdis et presque enivrés, comme il arriva un jour à Rousseau, jus

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