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II

E plus léger détour a paru suffisant à Montaigne pour donner une apparence légitime et même religieuse à cette guerre sans merci, entreprise contre l'orgueil humain trop confiant dans la raison humaine. Il veut simplement, à l'entendre, confondre ceux qui trouvent faibles et insuffisantes les raisons alléguées par Raimond Sebond en faveur de la vérité des croyances chrétiennes. « Vous trouvez ses raisons faibles, dit-il; voyons donc les vôtres. Sur quoi vous appuyez-vous pour juger les siennes ? Quelle force attribuez-vous à vos arguments? Comment établissez-vous que vous êtes capable d'arriver à la certitude? »

La guerre ainsi portée dans le camp ennemi, sous le prétexte d'une défense légitime, Montaigne se sent libre de tout dire, d'enlever à la raison, s'il le peut, ses armes chétives et de renverser le superbe et fragile édifice de nos connaissances. Il commence donc, comme tous ceux qui veulent arracher violemment notre esprit à ses habitudes et élargir l'horizon de notre pensée, comme Pascal le fera un jour à son exemple dans une intention bien différente et avec plus de grandeur; il commence par nous forcer à regarder le ciel tel qu'il est et par nous accabler d'un seul mot sous l'immensité de la nature. Quand il nous a ainsi jetés à bas de notre trône imaginaire et tirés de notre petit empire pour nous lancer et nous perdre dans la poussière infinie de l'univers, quand il nous a demandé ironiquement qui nous a donné le droit de croire faits pour notre usage et de prendre à notre service « le bransle admirable de la

voulte céleste et la lumière éternelle de ses flambeaux roulant si fièrement sur nos testes », il nous met en face d'un autre mystère, et cherche à rabattre en nous cette présomption qui nous porte à nous mettre dédaigneusement à part des autres êtres répandus sur notre planète, comme si nous étions non-seulement supérieurs à eux, mais d'un autre ordre. Qu'en savonsnous cependant? Qui a pénétré le mystère de ces humbles existences, les pensées qui s'agitent dans ces intelligences endormies, les limites assignées à l'instinct, la nature de cet instinct lui-même, mot commode pour rabaisser au gré de notre orgueil des merveilles de prévoyance, d'activité, de dévouement et de courage? Avec quelle audace nous nous transportons ainsi hors de nous-mêmes pour juger la vie intérieure de tous ces êtres et pour en donner l'exacte mesure! (( Quand je me joue à ma chatte, qui sçaitsi elle passe son temps de moy plus que je ne fais d'elle! » Montaigne veut donc

en

nous ramener et nous joindre à cette foule, sans même nous permettre de nous distinguer par notre faiblesse particulière à notre naissance ou par certaines misères que les animaux ne connaissent pas, car ce n'est qu'un nouveau détour de notre orgueil et qu'un effort ingénieux de notre vanité pour nous entourer d'un certain mystère et nous assurer mieux cette place à part que nous revendiquons obstinément au sein de la nature. Il n'est pas vrai, nous dit Montaigne, que l'homme naisse plus nu, plus désarmé, plus incapable de se suffire que les autres êtres; et d'ailleurs, en supposant toutes ces différences et toutes ces lacunes, ce mouvement qui nous pousse à y porter remède, nos inventions, nos arts, nos efforts pour vivre et pour mieux vivre, ne sont-ils pas aussi des dons de la nature? ces instincts salutaires ne rétabliraient-ils pas l'équilibre et ne nous ramèneraient-ils pas par un détour à la condition commune : celle d'une existence difficile et contrariée

par les forces du dehors, mais ayant en ellemême le moyen de se suffire et de durer?

Mais nous avons, dit-on, nos priviléges, des occupations et des pensées auxquelles nul autre être que l'homme ne peut prétendre et qui font notre grandeur. Voyousles donc, serrons de plus près ces facultés particulières et admirables; détachons et pesons tous ces diamants de notre couronne; voyons si l'éclat n'en est pas faux et s'il est bien difficile de les réduire en poussière. Est-ce la guerre qui justifie notre orgueil? C'est, en effet, la plus grande et la plus pompeuse des actions humaines; mais s'il y a de la gloire à s'entre-détruire, cette glorieuse fureur n'est point particulière à l'homme, et deux essaims, se disputant une ruche, combattent aussi vaillamment que deux armées. Les taureaux savent aussi bien que nous lutter et mourir pour un pâturage ou pour une génisse. Nos motifs, dit-on, sont plus nobles! En vérité! Allez au fond de toute guerre, et voyez

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