Page images
PDF
EPUB

truction ou l'ébranlement de ce majestueux édifice.

La Bruyère sentait mieux que personne, et exprimait souvent dans les termes les plus heureux, tout ce qu'il y avait de contraire à la nature dans cet ordre politique et social, où il était humblement logé, et quelle violence perpétuelle un tel état de choses. faisait à la justice; mais il comprenait que la société dût s'écarter jusqu'à un certain point de la justice et de la nature, et tout en faisant remarquer cet écart dans maint passage de ses écrits, il n'a jamais exprimé l'espérance de le voir comblé ou diminué par la générosité des uns ou par le courage des autres; il a cru de bonne foi léguer à la postérité tout ce qui avait attristé son cœur ou blessé sa raison. S'il n'avait rien de l'utopiste, ou du réformateur, il ne serait pas moins injuste de voir en lui un misanthrope et de croire qu'il ne savait pas prendre en patience ce qu'il considérait comme inévitable. Il ne se lais

sait pas aller à « cette jalousie stérile ou à cette haine impuissante pour les grands, qui ne nous venge point de leur splendeur et de leur élévation, et qui ne fait qu'ajouter à notre propre misère le poids insupportable du bonheur d'autrui. » 11 se gardait de son mieux de toute humiliation; il évitait avec soin tout abaissement inutile et se résignait à une dépendance nécessaire. Puis, retiré chez lui et la plume à la main, sans autre maître que sa pensée, sans autre souci que celui de bien dire, il faisait passer devant lui cette société superbe, et s'appliquait à la juger et à la décrire avec un art laborieux, mais délicat, et le plus souvent assez heureux pour graver à jamais ses peintures dans la mémoire des hommes.

L'honorable domesticité, dans laquelle s'écoula la seconde moitié de sa vie, avait été elle-même précédée d'une existence plus pénible, et pouvait être considérée, selon les mœurs du siècle, comme le terme

de son ambition, comme une sorte de récompense. On ne sait qu'imparfaitement comment la Bruyère vécut jusqu'à trentesix aus, livré sans doute à cette « horrible peine » de se faire jour qu'il a indiquée, en passant, d'un trait si sobre et si vif au début de son chapitre sur le mérite personnel. Se faire jour, pour lui, ne fut autre chose que d'être appelé à enseigner l'histoire au petit-fils du grand Condé. Le voilà donc pour la vie attaché à cette altière famille et à deux princes dont l'un, le père de son élève, « tenoit tout dans le tremblement, » tandis que l'autre, le duc, son jeune élève, n'épargnait pas même à ses amis, « des insultes grossières et des plaisanteries cruelles. » Ce n'est point la Bruyère, c'est SaintSimon qui rend d'eux ce témoignage; mais il n'est point douteux que la Bruyère se tenait avec eux sur ses gardes, se retranchant << dans le sérieux, » évitant la familiarité qui lui eût été bientôt rendue en

mépris et forçant la considération par le respect. Il avait sous les yeux l'utile et affligeant exemple de Santeul, qui, s'étant livré sans réserve à la familière et dangereuse gaieté de cette maison, expiait par des injures que la Bruyère n'aurait pu souffrir, la facilité imprudente et presque enfantine de son commerce. On sait que Santeul reçut un jour, en pleine table, un soufflet de Mme la duchesse, suivi, pour le calmer, d'un verre d'eau jeté à la figure; il se contenta de chanter en beaux vers latins cette colère d'une déesse contre un favori des muses. Santeul mourut-il, comme Saint-Simon le raconte, d'une plaisanterie de M. le duc, qui aurait vidé sa tabatière dans un verre de vin de Champagne et qui le lui aurait fait boire « pour voir ce qui en arriverait? >> On n'en est pas bien sûr; ce qui n'est que trop certain, c'est que la vie de Santeul aurait servi d'avertissemunt à la Bruyère, si la Bruyère avait eu be

soin d'être averti. Mais la Bruyère était conduit en ces matières par un instinct délicat et sûr, et en montrant sans cesse qu'il n'oubliait point ce qu'il devait à autrui, il empêchait qui que ce fût d'oublier ce qu'on lui devait à lui-même. Il disait volontiers et écrivait même à Bussy-Rabutin : « Les altesses à qui je suis; » mais il n'était à ces altesses que dans la mesure où les mœurs du temps permettaient au plus honnête homme et à l'esprit le plus libre de leur appartenir.

La gloire littéraire, qui devait venir en aide à la dignité de sa vie, lui arriva trop tard; elle fut aussi éclatante que soudaine, mais il n'eut guère le temps d'en jouir. La première édition des Caractères parut en 1688; en 1691, après la sixième édition de son ouvrage, il se présentait à l'Académie française et échouait contre Pavillon, dont le plus grand titre au souvenir de la postérité est certainement d'avoir ainsi pris le pas sur la Bruyère. Enfin, en

« PreviousContinue »