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parchemins ou de ces rois sans couronne que la nature se plaît parfois à faire naître dans les rangs les plus humbles, et dont l'élévation instinctive est aussi étrangère au calcul que le mouvement de l'oiseau qui s'élance en chantant vers le ciel.

Omettre une partie de la vérité ou réunir deux faits certains, ingénieusement rapprochés l'un de l'autre et parfois sortis l'un de l'autre, par le lien hypothétique d'un calcul, tel nous paraît être le procédé habituel de l'auteur des Maximes, lorsqu'il s'égare dans des condamnations trop générales et trop profondes de la nature humaine. Mais il ne s'égare pas toujours, et alors même qu'il va trop avant, il rencontre des traits si vifs, des expressions si justes et si fines, que son livre, tel qu'il est, restera parmi les monuments les plus parfaits de notre langue et les créations les plus heureuses de notre génie. Il est légitime et il peut être intéressant de se rendre compte des Maximes, d'analyser et de dé

composer même quelques-uns de ces petits chefs-d'œuvre pour en chercher la partie faible et le point contestable, de montrer que trop souvent la nature humaine, avec sa riche et puissante variété, ne peut y entrer telle qu'elle est sans les faire éclater, que l'auteur enfin se met parfois en désaccord, par une confusion volontaire dans les mots plutôt que par une vue fausse des choses elles-mêmes, avec la conscience du genre humain. Mais en dehors de ces justes réserves, faire de propos délibéré la guerre aux Maximes, et surtout en vouloir à la Rochefoucauld de les avoir écrites, est une entreprise peu raisonnable et qui n'est pas toujours exempte de ridicule.

Il est bien superflu, après les pages charmantes qu'on a écrites sur ce même sujet, de défendre la Rochefoucauld contre les plus pompeux de ses adversaires. A tout prendre, c'était un galant homme, et si son humeur mélancolique, son incli

nation à tout pénétrer pour se dégoûter de tout l'ont empêché de jouir de la vie, s'il a été inutilement comblé de tout ce qu'on désire ici-bas, si l'on peut enfin lui appliquer les vers admirables du poëte latin :

Omnia, pertusum congesta quasi in vas, Commoda perfluxere, atque ingrata interiere,

faut-il l'en blâmer ou l'en plaindre? Qui peut se flatter, après tout, de voir exactement les choses comme elles sont et de se faire une idée complète des biens et des maux de cette vie, des beautés et des laideurs de l'âme humaine et du monde! Heureux celui qui a reçu en naissant le don de tout voir d'un œil favorable, pour qui le ciel est plus beau, les arbres plus verts, le soleil plus brillant, les hommes meilleurs, les femmes plus belles que pour le commun de l'humanité! Heureux encore (quoique moins heureux) celui qui voit plutôt les aspects sévères du monde et de la vie, s'il

s'élève à sa manière jusqu'à la conception de l'ordre universel, si le plaisir de savoir et la présomption de comprendre lui tiennent lieu d'illusions plus douces! La Rochefoucauld ne semble avoir été ni des uns ni des autres. Il s'est bien attaché aux points de vue les plus sombres qu'on puisse choisir ici-bas; il a tout considéré sous une triste lumière; mais son regard pénétrant, qui s'appliquait à tout percer autour de. lui, ne paraît point s'être élevé assez haut ni avoir visé assez loin pour qu'il pût trouver, dans une observation plus complète de la nature et dans la jouissance d'une contemplation plus vaste, quelque noble compensation au dégoût que cette étude imparfaite de la réalité devait amasser dans son cœur. Il a donc erré, sans en sortir, dans ces postscenia vitæ, où l'air est trop épais et trop lourd pour laisser briller plus d'un instant la flamme légère et tremblante du plaisir. Mais pour avoir ainsi manqué d'être heureux, faut-il le maudire? et n'a-t-il

même aucun titre à notre reconnaissance pour nous avoir décrit en quelques traits immortels ces désolantes régions où s'est fièrement et tristement promenée son âme!

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