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On peut être cependant tenté de se servir.de ce petit livre comme d'une triste introduction à la partie la plus sévère du christianisme, mais c'est à la condition de faire aussitôt un pas de plus et de montrer à l'homme dans le perfectionnement de son âme, avec le secours de la religion, un moyen de salut, un motif d'espérance: «< On pourrait dire, » écrit excellemment un de ces correspondants choisis qui étaient consultés sur le manuscrit des Maximes, « on pourrait dire que les chrétiens commencent où votre philosophie finit, et l'on ne pourrait faire une instruction plus propre à un catéchumène pour convertir à Dieu son esprit et sa volonté. Quand il n'y aurait au monde que cet écrit et l'Évangile, je voudrais être chrétien.... » C'est, en effet, après cet écrit qu'on a surtout besoin de lire l'Évangile, et rien ne prouve mieux la force accablante des Maximes que la tentation. qu'elles inspirent de faire aussitôt appel à un secours surnaturel, à un miracle, pour

rompre les liens si savants et si serrés qu'elles enchevêtrent autour de la volonté de l'homme. Si ce secours divin fait défaut, si on le perd seulement de vue, on est bien près de dire avec Mme de Hautefort que « la lecture de cet écrit persuade qu'il n'y a ni vice ni vertu, et que l'on fait nécessairement toutes les actions de la vie, >> ou encore que cet écrivain « a découvert les parties honteuses de la vie civile et de la société humaine. » Soit pourtant qu'on reste accablé sous le poids de ces maximes, soit qu'on y échappe par une religieuse espérance et qu'on y trouve un point d'appui pour s'élever plus haut, soit enfin qu'on les prenne corps à corps, qu'on essaye de leur tenir tête sans aucun secours surnaturel, et qu'on cherche seulement dans la nature humaine le moyen de les ébranler, on ne peut s'empêcher d'admirer la force pénétrante de celui qui a réuni en quelques pages et sous une forme si achevée tant de raisons de douter de nous

mêmes et de rester inquiets sur la pureté de nos cœurs, au milieu de nos plus fiers mouvements vers le bien.

Si l'on veut embrasser d'un coup d'œil toutes les maximes, l'esprit qui les inspire, la conclusion implicite de chacun de ces regards jetés sur notre âme, il faut lire l'admirable morceau sur l'amour-propre, supprimé dans les éditions postérieures à la première, ou bien avoir sans cesse sous les yeux cette simple réflexion, perdue à son rang parmi cent autres, mais les dominant toutes par la grandeur de l'image et par l'énergie concise de l'expression : <«< Les vertus se perdent dans l'intérêt comme les fleuves se perdent dans la mer. »

Qu'est-ce que cet intérêt, cette mer de laquelle toutes les vertus humaines sont sorties et dans laquelle elles viennent se perdre après les vains détours que le moraliste se plaît à décrire? Qu'est-ce que cet amour-propre qui est, à ses yeux, le prin

cipe de nos actions bonnes ou mauvaises, l'unique moteur de nos vertus comme de nos vices? Si nous voulons nous le deman

der

pour notre propre compte, et contempler dans sa source profonde cet amourpropre ou cet amour de soi auquel la Rochefoucauld arrive toujours lorsqu'il suit une de nos vertus, nous reconnaîtrons aisément ce qui est le principe même de la vie et du mouvement dans le monde, ce que la philosophie appelle dans son sévère langage : l'être et la tendance à persévérer dans l'être. Ce penchant à vivre et à durer n'est pas une autre force chez l'homme que chez tout ce qui vit et se meut sur la surface de la terre : elle anime obscurément l'animal qui défend son existence ou qui veut la maintenir et l'étendre par la destruction de sa proie, et elle souffle en même temps à l'homme l'attachement à la vie, le goût de la domination, la soif de l'immortalité.

Mais cette force, aveugle partout ailleurs

autant que puissante, se transforme et s'épure dans notre âme. Deux phénomènes nouveaux et admirables la tempèrent, la dominent parfois jusqu'à la suspendre, et lui enlèvent, alors même que nous lui cédons, quelque chose de sa violence et de sa brutalité. C'est d'abord l'intelligence, ou, pour la mieux définir dans ses rapports avec notre égoïsme naturel, l'élévation de l'esprit qui nous fait concevoir quelque chose au-dessus de l'intérêt personnel et qui revêt à nos yeux de je ne sais quelle beauté mystérieuse l'acte sublime qui reçoit dans les langues humaines le nom de dévouement ou de sacrifice. C'est ensuite ce mouvement du cœur qui nous fait oublier, pour un instant si l'on veut, mais tout à fait et sans l'om-bre d'un calcul, notre intérêt personnel, et qui nous emporte à une belle action sans que nous ayons le temps de nous reconnaître. Le besoin universel d'être et de durer, l'égoïsme, pour lui donner le nom

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