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diction, elle ne blesse aucune de ces notions premières qui sont pour ainsi dire les fondements de notre intelligence.

Pascal, par cela même qu'il est chrétien et qu'il connaît le christianisme, ne peut réclamer et se garde bien de réclamer pour le mystère de la chute, donné comme l'explication du monde moral, aucun de ces caractères. On ne peut voir ce mystère des yeux du corps comme la souche du billet de banque ou comme la contre-partie de la montagne; on ne peut le présenter qu'à l'esprit, et loin de l'accepter avec un facile empressement comme l'hypothèse de l'attraction, l'esprit de l'homme, s'il est livré à lui-même, rejette tout d'abord cette hérédité de la faute et cette transmission du châtiment comme incompatibles avec ses propres notions de la justice et comme plus inconciliables encore avec ce qu'on ose entrevoir de la justice divine. Pascal proclame lui-même que ce mystère heurte violemment la raison; or il ne suffit pas

de répéter, pour obliger la raison à le subir, que le problème de l'état moral de l'homme ne peut être expliqué que par ce mystère. La raison a, en effet, plus d'une ressource pour échapper à cette conclusion de Pascal. On peut dire qu'il peut y avoir à ce problème quelque autre solution que Pascal n'a point vue, et en admettant même avec Pascal que cette solution meilleure échappe aux yeux de tous, l'absence d'une bonne solution ne doit point nous porter nécessairement à nous faire violence pour en accepter une mauvaise. On peut discuter encore les termes du problème, soutenir, comme l'a fait Vauvenargues, qu'il est mal posé, et que la nature de l'homme n'est point telle que Pascal l'a dépeinte, car les particularités du cœur humain sont moins aisées à reconnaître et frappent moins clairement les yeux que les découpures d'un papier, les échancrures d'une montagne, ou la translation des corps célestes. Ni l'exposition du problème, ni la

solution que Pascal en a donnée n'échappent donc au doute; tout cela peut être entraîné avec le reste dans le torrent des spéculations et des discussions humaines.

Quant au pari et surtout à la nécessité absolue de parier, qui est la base de l'ingénieux argument de Pascal, cette nécessité n'existe que pour celui qui doute de la vérité de la religion chrétienne et de la réalité de l'enfer, mais non pas pour celui qui nie absolument la vérité de l'une ou l'existence de l'autre ; car pour un esprit ainsi disposé, l'alternative dans laquelle Pascal nous enferme n'existe pas; la chance qui est l'élément indispensable du pari disparaît, et si peu que soit la vie, il n'y a plus de raison pour hasarder ce quelque chose contre rien. Il est vrai que l'œuvre entière de Pascal est destinée à nous prouver que nous sommes aussi incapables de nier que d'affirmer aucune chose, et qu'elle tend avec art à nous laisser dans cet état de doute universel où l'offre du pari devient

raisonnable. Mais on peut ne pas se trouver dans cet état; on peut douter de beaucoup de choses et en nier absolument quelques autres, et il suffirait que l'enfer fût parmi ces choses que l'on nie pour que l'argumentation de Pascal cessât aussitôt de nous étreindre. La nécessité du pari n'est donc pas plus inévitable, si l'on s'en tient à Pascal, que la solution de la chute, et l'on peut fermer ce livre immortel sans avoir trouvé le secret qui doit finir toutes nos incertitudes. Il y a dans ces pages si éloquentes de quoi ébranler l'esprit; il n'y a pas de quoi

le réduire.

En revanche, il y a de quoi l'émouvoir. Si Pascal n'a point touché le but peut-être inaccessible qu'il s'était marqué, il a laissé sur son chemin des traces ineffaçables devant lesquelles se renouvellera sans cesse l'admiration des hommes. Il n'est pas le seul qui ait voulu nous éveiller sur la fragilité de nos attachements et sur la vanité de nos connaissances. Dans notre langue

même, Montaigne avait avant lui raillé notre science, notre justice, nos occupations ambitieuses, notre vie affairée, notre haute opinion de nous-mêmes. Mais ce qu'il a fait en se jouant et sans dessein, Pascal, plus ému des arguments de Montaigne que Montaigne lui-même, l'a fait avec un tel accent de douleur et avec un tel désir de nous convaincre, que ses coups moins nombreux, mais plus perçants, nous vont tous au cœur. Et lorsque, au milieu de cette eloquence, le plus souvent hautaine et sévère, la langue attendrie du chrétien se fait jour, de quelle émotion il nous pénètre! « Jésus-Christ, dit-il, est un Dieu dont on s'approche sans orgueil et sous lequel on s'abaisse sans désespoir. » C'est aussi un Dieu qui a donné au langage humain une mélancolie et une douceur capables d'éveiller de nouveaux échos dans toutes les âmes.

Enfin si Pascal n'a point raison en toute chose, il a plus d'une fois raison, et il re

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