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mais elle est difficilement accessible. On l'a nommée une aristocratie; le mot est juste, pourvu toutefois qu'il n'entraîne aucune acception de faveur arbitraire, car elle n'est que le prix de l'effort et de l'étude, et dans le pays des idées on ne naît pas patricien, on le devient seulement, et cela, au moyen des plus durs et des plus constants travaux. C'est donc une institution à laquelle Dieu, dans sa sagesse, a mis de telles conditions, qu'elle ne saurait jamais véritablement devenir très-populaire.

Mais cette différence de nombre entre les représentants de la loi et ceux de la raison, en trahit une d'action qu'il est important de bien reconnaître.

Les premiers, en effet, par suite même du principe qui les anime et les dirige, ont des moyens d'impression que ne sauraient avoir les autres : c'est la prière en commun; c'est le chant qui l'exprime et la soutient à la fois; c'est le temple avec ses pompes; ce sont la prédication, le conseil, l'assistance, l'étude et le soin des consciences. De là leur puissance pour accomplir par eux-mêmes et faire accomplir aux autres ces œuvres singulières d'enthousiasme et d'amour, ces prodiges de pitié, de charité et de patience, ou d'énergique dévouement et de sublimes sacrifices, qui font le triomphe de la religion.

Mais la philosophie a aussi le sien, et des hommes qu'elle éclaire elle fait quelque chose de mieux que des rêveurs et de vains esprits; elle fait, du moins quant aux meilleurs, des penseurs et des sages. Sans doute ils valent toujours plus par le conseil que par l'entraînement, et par la réflexion que par l'inspiration; cependant ils ont aussi, quoique plus contenu, leur saint et profond enthousiasme. Qui le refuserait

à Socrate, à Platon, à Aristote? Qui le refuserait également à Descartes et à Leibnitz? Partout où il y a de la grandeur, il y a aussi de l'amour, et de nobles et rares intelligences sont toujours bien animées quand il s'agit de la vérité, qu'elles le soient par la science ou par le sentiment.

Les philosophes ont donc aussi leur valeur au sein des sociétés ; seulement elle n'a pas la même efficace et le même caractère que celle des hommes de foi.

Ainsi le veut la nature des choses. Philosophes, ils ne sont pas prêtres; ils n'en ont pas la mission, ni par conséquent l'action; ils n'ont pas, pour se mettre en communion de pensée avec les âmes, la prière, la poésie, le temple, le sacerdoce; ils n'ont que le raisonnement, les théories, les livres, les écoles et les académies; toutes choses qui s'adressent moins à la foule qu'à l'élite, et n'ont que lentement cette large popularité dont au contraire la religion se voit d'abord investie. Toutefois, c'est encore là une incontestable vertu c'est celle même des idées, qui, quand elles ont qualité, c'est-à-dire, avant tout, vérité et simplicité, pour intéresser à la longue et toucher le sens commun, finissent par passer des esprits dans les mœurs, des mœurs dans les lois, dans toute la vie sociale, qu'elles modifient profondément. C'est ce que fit la philosophie française, de plus près au xvIII° siècle, mais déjà, quoique de plus loin, au xvii lui-même : car durant ces deux grands âges, grâce à toute la suite de son fécond et brillant développement, elle sut gagner tellement le cœur de la nation, que, les conjonctures y aidant, quand le moment fut venu, elle se déclara énergiquement en cette grande révolution dont nos pères eurent la gloire

parmi de terribles épreuves, et dont nous, plus heureux, nous recueillons les bienfaits. Et je prends d'autant plus volontiers cet éclatant exemple, qu'on ne saurait sans confusion soutenir qu'ici encore c'est la religion, et non la philosophie, qui a eu le grand rôle car, si l'on prétendait que c'est de l'une, et non de l'autre, que nos nouvelles institutions tiennent surtout ce qu'elles ont en elles de plus vital et de plus pur, je veux dire ces principes de fraternité, de liberté et de respect de l'humanité, qui en font en effet la force, il y aurait d'abord à répondre que ces principes sont de ceux qui appartiennent en commun à la philosophie et à la religion, et que, la première les eût-elle empruntés à la seconde, elle aurait du moins le mérite de se les être appropriés, de manière à les avoir seule et en son nom traduits, pour notre bonheur, en règles de gouvernement et en maximes d'État. Or, c'est là qu'a été vraiment l'action politique et sociale. Ajouterai-je qu'à regarder les hommes mêmes qui alors préludent ou président aux événements par les idées, et à des titres différents, précurseurs, promoteurs, directs ou immédiats auteurs, y prennent la meilleure et la plus constante part, on ne compte pas précisément les chefs de l'Église, mais bien les maîtres ou les propagateurs de la libre pensée moderne; je n'en ai guère besoin, puisque les noms le disent d'eux-mêmes, et que Descartes, Voltaire, Montesquieu et Rousseau, ne sont pas, à coup sûr, des pères et des docteurs, à moins qu'on ne l'entende de la philosophie ellemême, qui fut en effet, si on me permet de le dire, la religion qu'ils servirent.

Enfin, mais c'est peut-être trop insister sur ce

point, pourquoi, si c'eût été la religion agissant par l'Église, son organe dans l'État, qui eût fait notre révolution, ne s'y serait-elle pas mieux marquée, mieux établie, mieux développée ? Pourquoi ne s'y serait-elle pas mieux mêlée pour la tempérer en son sens et la conduire selon ses vues? Pourquoi l'auraitelle laissé aller, s'émanciper et passer à une discipline si différente de celle de son propre gouvernement? Pourquoi l'aurait-elle reniée? C'est qu'en effet elle ne l'a pas voulue, c'est que sincèrement ce n'était pas à elle à la vouloir, mais bien à la philosophie, qui seule a des desseins en matière de liberté. La religion n'est pas plus faite pour conduire les sociétés aux révolutions philosophiques que la philosophie à son tour aux révolutions religieuses. Elles n'ont du moins l'une et l'autre qu'une participation indirecte aux changements sociaux qui ne sont pas leur fait propre. De telle sorte, par exemple, que, si la science païenne a été pour quelque chose dans l'avénement du christianisme, un autre principe y a été bien autrement actif: la foi, une foi nouvelle, quoique née d'une foi antique, et qui en même temps qu'elle en sortait, la tempérait et l'épu rait en y ajoutant quelque chose de plus expansif et de plus doux, De là le christianisme plus large que le judaïsme, dont il dérive cependant bien plus abondamment que d'aucun système ancien. De même notre révolution, qui, comme toute notre civilisation, vient sans doute en principe d'un élément chrétien, mais qui en vient préparée, conduite et déterminée par la philosophie elle-même, à l'œuvre depuis deux siècles pour la donner enfin toute faite à celui-ci.

Je me bornerais à ces observations sur la différence de l'action des hommes de la raison et de la

foi au sein des sociétés, si je ne trouvais ici l'occasion de répondre à une objection que l'on fait, ce me semble, sans justice, aux philosophes.

Les comparant aux prêtres, on leur reproche de n'être pas comme eux les instituteurs, les guides, l'appui assidu du peuple, les consolateurs de ses misères, les gardiens de ses mœurs, les magistrats en un mot de ce ministère de charité dont est plus particulièrement investi le sacerdoce.

A part ce qu'il peut y avoir d'excessif et de faux, ou de purement personnel, dans cette accusation, je ne ferai point difficulté de reconnaître ce qu'elle a en elle-même de fondé ou de vraisemblable; je demanderai seulement à l'expliquer et à le justifier.

Ainsi il est très-vrai que les philosophes, comme tels, ne sont pas parmi le peuple au même titre que les prêtres; mais je me hâte d'ajouter que telle n'est pas leur mission, et qu'ils en ont une autre, qui, sans être exclusive des œuvres de religion, ne s'y renferme cependant pas comme celle du sacerdoce.

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y a dans la grande famille humaine deux sortes d'éducation, deux ordres de civilisation, deux disciplines des mœurs distinctes, quoique en harmonie celle des forts et celle des faibles, celle de l'élite et celle de la foule; l'une qui agit surtout au moyen de la science, l'autre à l'aide du sentiment. Eh bien! dans la large distribution que Dieu a faite à ses élus du travail général de la conduite de l'humanité, il a départi aux philosophes le soin de la première, et aux prêtres, de leur côté, celui de la seconde; aux uns comme aux autres il a imposé

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