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NOTE SUR BACON,

RELATIVE A LA PAGE 95.

On peut être d'un siècle par la chronologie et n'en être pas par les idées; on peut être matériellement et non moralement de son siècle.

Bacon de toute façon est du sien; il en est comme Descartes, quelles que soient leurs différences, et il a incontestablement cela de commun avec lui, qu'il aspire en philosophant à quitter les voies anciennes pour s'en ouvrir de nouvelles; il est aussi, pour sa part, l'auteur d'un changement dans la direction des recherches scientifiques. On a peut-être à cet égard été trop loin dans la louange; mais cependant si Bacon n'a pas créé la méthode qu'il proclame, et que connurent avant lui Platon et Aristote, il l'a décrite et comme dépeinte avec un soin de poëte; il l'a prêchée avec foi, et s'il n'en a tiré lui-même aucuns grands résultats, il a promis et comme prophétisé ceux qui pouvaient en sortir; il a été l'apôtre de l'induction; esprit curieux, actif, élégant, étendu surtout, peut-être plus que profond, s'il n'a pas eu, en effet, la puissance de la science, il en a eu certainement l'ardeur et le noble enthousiasme.

Bacon est de son pays comme il est de son temps, il est du moins d'une classe d'hommes qui y est considérable à cette époque; ce sont des hommes nouveaux, qui presque tous sortis de l'université de Cambridge, et produits à la suite du mouvement de la réforme, arrivent aux affaires par habileté plus que par autorité, et y remplacent en grande partie les gens de guerre et d'Église; esprits souples et exercés, déliés et discrets, qui se ménagent au pouvoir, saus trop oser, ni sans trop céder, et se distinguent en général par la mesure dans leur conduite plutôt que par l'éclat et la force du carac

tère. Tels furent les deux Cecil, Walsingham, Smith et Nicolas Bacon, le père de François.

François Bacon est de leur école; seulement il en est plus particulièrement le penseur, l'esprit spéculatif; ce fut même là une objection que fit contre lui William Cecil auprès d'Élisabeth qui le consultait : « Bacon est très-savant, dit-il, et a beaucoup d'esprit, mais il n'en tire pas le meilleur parti possible. »

Le dernier des fils de Nicolas Bacon, chancelier de la reine Élisabeth, François Bacon, naquit à Londres en 1551. Il était d'une santé délicate et qui put contribuer à lui donner de bonne heure l'habitude de la réflexion; sa mère, femme pieuse et très-instruite, le garda près d'elle et sous sa tutelle, veillant sur son esprit comme sur son corps jusqu'à l'âge où il entra à l'université de Cambridge, c'est-à-dire à treize ans.

Son enfance, comme celle de Descartes, eut quelque chose de grave et de méditatif; aussi Élisabeth l'appelait-elle son petit chancelier, et, comme elle lui demandait un jour quel âge il avait, il répondit avec beaucoup de présence d'esprit, et déjà presque comme un courtisan : « Deux ans de moins que le bienheureux règne de Votre Majesté.

Placé à l'université de Cambridge sous la direction particulière d'un gouverneur qui, du moins selon certains témoignages, avait l'àme basse et tyrannique, ambitieuse et servile tout ensemble, il est à craindre que le jeune Bacon n'ait pas reçu de ce maître les impressions morales les plus propres à lui élever et lui affermir le caractère. Qui sait si, dans la suite, plus d'une de ses faiblesses et de ses fautes ne dut pas être attribuée à ce défaut de l'éducation du cœur.

A seize ans, il quitta Cambridge à peu près dans les mêmes dispositions d'esprit que Descartes en sortant de la Flèche, c'est-à-dire avec un grand dégoût pour les études universitaires et peu de respect pour la philosophie d'Aristote, qu'il attaqua même alors dans une courte dissertation. A cette époque aussi, envoyé en France sous la conduite et le patronage de l'ambassadeur d'Angleterre, il vint à Paris, parcourut plusieurs provinces, et s'arrêta quelques mois à Poitiers, très-occupé d'études de droit et de diplomatie.

En 1578, il perdit son père, et se trouva dans une position

assez fâcheuse par suite de la modicité de l'héritage qu'il eut à partager avec ses cinq frères.

C'est à ce moment que commence pour lui la vie de l'homme fait; mais ici il faut distinguer, dans cette vie il y en a deux celle de l'intelligence et celle du caractère; l'une brillante et pleine d'intérêt; l'autre fâcheuse et digne tout au plus de pitié. Il semble, en effet, qu'en lui le cœur et l'esprit se divisent et que les actes de la volonté ne se règlent et ne se déterminent pas sur les lumières de l'entendement. Il y a chez lui un grand sens philosophique et un sens moral médiocre; non qu'il n'ait pas quelques vertus, telles que la modestie dans les honneurs, l'affabilité, l'absence d'envie, mais à côté que de faiblesses! et si l'on a pu dire de lui : « c'est un si grand homme qu'il faut oublier ses vices,» on a été indulgent, on a fait aux mérites une plus juste part qu'aux démérites, car Bacon a eu de grandes fautes à se reprocher. Il est vrai qu'à son début on lui fut peu favorable; les Cecil, ses alliés, au lieu de l'aider de leur crédit, lui furent plutôt contraires, et tout le bon vouloir d'Elisabeth ne put lui être d'aucun effet; mais si ce fut par ce motif qu'une fois entré au parlement il fit un éclat d'opposition, il aurait dû y mettre plus de constance et ne pas fléchir au premier signe de mécontentement qu'il reçut.

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Les Cecil le repoussaient, Essex le soutint, mais ne put, malgré son crédit et ses vives instances, le faire nommer ni procureur général, ni avocat général. Il prit alors un autre moyen de lui être favorable: il lui fit don d'un domaine de 2 000 liv. st. et chercha à le marier richement. Essex cependant avait une franchise, une ardeur et une audace vis-à-vis de ses ennemis, qui, jointes aux fautes et aux malheurs de son administration de l'Irlande, devaient d'abord l'ébranler et puis le perdre. Bacon commença sagement par intervenir avec mesure entre le favori et la reine, pour conserver à l'un l'appui chancelant de l'autre ; jusque-là rien que de bien. Mais qu'arriva-t-il ensuite? Essex fut juridiquement accusé. Qui fut chargé de l'accusation? Qui obtint la condamnation? Qui souffrit l'exécution sans résistance ni recours? Qui alla même jusqu'à écrire un pamphlet pour justifier les juges? A sa honte, à sa confusion même devánt Elisabeth, qui ne lui

témoigna que de la froideur pour un tel service? ce fut Bacon,

Et puis quand Jacques I", qui avait pris intérêt à Essex, fut monté sur le trône, que fit Bacon pour gagner la faveur du nouveau souverain? il se rétracta sans dignité, expliqua sa conduite sans constance; il fit sa cour et s'honora peu, et cependant il finit, grâce sans doute à ses mérites littéraires, par réussir auprès d'un roi, avant tout bel esprit, qui lui accorda places et pensions. Il avait voulu se concilier le maître, il ne devait pas négliger le favori; il se lia avec Buckingham, et ainsi bienvenu et bien servi à la cour, il fut nommé chancelier; heureux du moins si dans cette charge il n'eût cherché qu'une satisfaction à son ambition politique et n'eût pas songé à d'autres intérêts; mais il y montra, pour Buckingham, je ne dis pas une reconnaissance, mais une complaisance, une tolérance, un oubli de la justice, qu'on ne saurait trop blâmer, et, en ce qui le regarde lui-même, il se permit, ou permit autour de lui de tels actes de corruption, qu'il fut accusé par la chambre des communes, condamné par celle des lords, et qu'il ne trouva pour sa défense que des paroles d'aveu et de repentir. C'est ainsi qu'il répondit à la députation de la chambre des lords envoyée pour l'interroger: « Mylords, c'est bien ma signature, c'est ma main, c'est mon cœur; mais prenez pitié, je vous en supplie, d'un pauvre roseau brisé. » C'est ainsi encore qu'il écrivit dans sa lettre, adressée à la mêine chambre : « Quand je descends dans ma conscience, après avoir considéré attentivement les charges de l'accusation, et en rappelant mes souvenirs avec toute l'exactitude dont je suis capable, je m'avoue sincèrement coupable de corruption, et je renonce à toute défense. »>

La vie de Bacon ne fut donc pas belle; et, comme on vient de le voir, je suis loin de l'excuser; il fut faible, et il le fut de ces faiblesses vulgaires qu'on a peine à comprendre dans un esprit aussi élevé, tant il semble que l'intelligence eût dù ici éclairer et préserver le cœur; cependant n'oublions pas qu'il se racheta aussi, d'abord par le repentir et la confession de ses fautes, et ensuite par les idées auxquelles il donna tout ce qu'il put arracher de son temps et de ses hautes facultés aux tristes nécessités et aux dévoirs des affaires; n'oublions pas après

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