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pas social il ne l'est ni par entraînement et penchant de nature, ni par loi de raison; il ne l'est que par le mobile le moins propre à l'union, l'égoïsme matériel; c'est bien comme s'il ne l'était pas.

Ainsi, pour tout résumer, une vérité qui n'est que de mots, un bien qui n'est que des sens, un Dieu qui ne se conçoit pas, une société qui n'en est pas une, voilà quels objets Hobbes propose à l'homme incomplet qu'il imagine. On ne saurait mettre plus de faiblesse en présence de plus de néant.

Et cependant Hobbes s'explique, je n'ose pas dire qu'il se justifie, quoiqu'il y ait peut-être quelques raisons à faire valoir en ce sens. Il s'explique avant tout, ainsi que je l'ai déjà dit, par les circonstances politiques au sein desquelles il vécut, et auxquelles il se trouva mêlé par toutes ses relations et toutes ses affections; il s'explique par un amour peut-être excessif de l'ordre, que toutes ces causes, éclatant en événements désastreux, durent profondément troubler, froisser et irriter en lui. Cet amour entra pour beaucoup dans l'idée première et l'intention de son système philosophique, et le métaphysicien, le publiciste se ressentirent en lui de l'homme de parti et de position. Je citerai, à ce sujet, le témoignage de Clarendon, qui dit : « En revenant d'Espagne, je passai par Paris. Hobbes venait souvent me voir il faisait imprimer son Leviathan. Il m'en parla, en disant qu'il savait bien que je ne l'approuverais pas, m'indiquant quelques-unes de ses idées; sur quoi je lui demandai pourquoi il publiait une telle doctrine. Après une conversation demi-plaisante, demi-sérieuse, il me répondit : La vérité est que j'ai envie 'de retourner en Angleterre. » Je citerai en même

temps et par compensation l'opinion du même écrivain sur notre auteur: « M. Hobbes est un homme de grand talent et de grand esprit, assez lettré, mais surtout penseur. Ayant passé plusieurs années dans les pays étrangers, il en a rapporté une foule d'observations. Aussi versé dans les langues modernes que dans les langues anciennes, il a joui longtemps de la réputation d'un grand philosophe et d'un grand mathématicien, et s'est trouvé lié avec tout ce qu'il y a d'hommes savants et distingués. C'est, de plus, un de mes amis les plus anciens, et un homme pour lequel j'ai toujours eu la plus grande estime, parce que, indépendamment de sa science, il a toujours été remarqué comme un homme plein de moralité et d'honneur. »

Hobbes s'explique encore par la nature et la trempe de son intelligence. Esprit d'une rare force et d'une singulière conséquence, vigoureux, rigoureux plus que sage et ami du vrai, imperturbable dans ses raisons, et ne s'inquiétant, pour les déduire, ni de l'expérience ni de l'histoire; esprit qui produisit tard et à un âge où l'on ne change plus guère de principes et de doctrines; à cet âge aussi, où ce fonds primitif de pensées et de sentiments dans lequel puisent, quoique diversement, le philosophe comme le poëte, commence à se tarir et à ne plus fournir que d'incomplètes et rares inspirations, tel fut Hobbes en lui-même; tel du moins il paraît, quand on voit combien le cœur, cette raison native de l'âme, fut chez lui de peu de chose dans les idées qu'il se forma, et combien, par opposition, l'analyse, cette autre raison, fruit de l'art et de la logique, excellente aussi, mais à la condition de s'accorder avec la pre

mière, vaine et trompeuse quand elle s'en écarte, porta dans ces mêmes idées, avec une remarquable originalité, nombre de vues fausses et paradoxales; génie, à tout prendre, imparfait, quelle que soit d'ailleurs sa distinction par certaines éminentes qualités, et qui eut le malheur de tomber et de persévérer dans une des plus tristes illusions auxquelles puisse conduire l'esprit de parti et de système, à savoir, que le droit n'est que la force; la justice, que l'intérêt; l'âme, une chose qui n'est pas; Dieu, une chose qui ne se comprend pas; la vérité ellemême, un mot; en tout, rien de réellement bon, de sacré et de vrai. Triste illusion, je le répète, et pour laquelle il ne fallut rien moins que la singulière rencontre d'un raisonneur tel que celui-là, avec les circonstances telles que celles dans lesquelles il philosopha.

Enfin, sous un autre point de vue, Hobbes s'explique encore en son temps, par le mouvement général de l'esprit spéculatif, auquel il participa comme Bacon, comme Descartes, comme tous les grands et libres penseurs qui vinrent à la même époque. Ce mouvement était une réaction triomphante et hardie contre la philosophie scolastique. Or, la philosophie scolastique, comme toute philosophie, avait sa méthode et ses solutions sa méthode, qui était le raisonnement syllogistique; ses solutions, qui étaient, en général, le spiritualisme. En cette situation, les réformateurs attaquèrent plus particulièrement, les uns, la méthode, les autres, les solutions. Descartes fut l'adversaire de l'une et non des autres. Hobbes, au contraire, le fut de celles-ci plus que de celle-là; il ne rejeta pas le syllogisme, et se contenta de l'attirer et de l'approprier à son système.

Mais il ne tint pas compte du spiritualisme. Ce fut là son opposition; elle fut moins sage, moins discrète, moins sûre que celle de Descartes, mais elle partit du même principe. Une même pensée anima ces deux grandes intelligences, quoique en des sens bien différents, et Hobbes ne fut, dans sa voie, comme Descartes dans la sienne, qu'un des représentants de cette révolution et de cette liberté philosophiques qui, avant d'être fécondes, commencèrent par être destructives, et par porter coup, par quelque côté, aux doctrines scolastiques. Seulement Hobbes eut la main moins heureuse que Descartes, et n'éleva sur des ruines qu'un édifice ruineux. Aussi, en finissant, et pour être juste à son égard, il faudrait peutêtre à la fois le juger avec la faveur et la bienveillance de Gassendi, disant de lui dans une lettre : « Je ne sache aucun de ceux qui se mêlent de philosopher librement, qui soit plus dépouillé que lui de tous préjugés, ni qui ait considéré tout ce qu'il a écrit avec une plus profonde recherche et avec une plus judicieuse méditation. » Il faudrait le juger avec cette faveur bienveillante, et en même temps avec la sévérité impartiale et élevée de Leibnitz, s'exprimant ainsi sur son compte: Quod si in vivis adhuc esset HOBBESIUS, nollem ipsi tribuere sententias, quæ ipsi possent detrimento esse; verum tamen ab illis liberare virum plane difficile est : fortasse mutavit mentem annis insequentibus, ad magnam enim vivendo ætatem ascendit; ita ut speraverim errores auctori suo fatales non fuisse. Quum vero facile atios exitio dare possent, juvat monito quodam succurrere eis, qui ad legendum se accingunt auctorem, alias bene meritum, multiplicique ratione proficuum. » (T. I, p. 428.) Dans la

combinaison de ces deux jugements se trouve ce mè semble, la vérité, l'un regardant plutôt en Hobbes l'esprit logique et la méthode; l'autre, les doctrines et le système. Excellent penseur, faux docteur; tel est, en effet, Hobbes tout entier.

CHAPITRE II.

GASSENDI.

Rien n'est certainement plus connu dans l'histoire de la philosophie moderne, que l'école de la sensation au XVIIe siècle, et, pour ne parler que des deux chefs qui la représentent à cette époque, de Locke et de Condillac, il n'y a pas d'auteurs dont les doctrines plus populaires en leur temps, et on peut ajouter dans le nôtre, aient été plus exposées, plus commentées, plus discutées. Il n'en est pas tout à fait de même de cette école au xvII° siècle, et Hobbes et Gassendi, qui en sont alors les organes, ne sont ni l'un ni l'autre aussi familiers aux esprits. Car si le premier a grande célébrité, c'est comme moraliste et publiciste, beaucoup plus que comme métaphysicien, et quant au second on ne le recherche guère dans les six volumes in-folio, de sept à huit cents pages chacun, écrits d'ailleurs en une langue qui n'est plus celle dans laquelle on a coutume de lire les écrivains de la même date. C'est par cette raison que dans le chapitre précédent j'ai considéré Hobbes surtout comme métaphysicien, et que maintenant je

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