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nous ne tombassions pas dans l'erreur; il nous a donné l'évidence pour la juger, la méthode pour l'éviter; et quand nous nous y laissons entraîner, la faute n'en est pas à lui, qui nous a parfaitement pourvus du moyen d'y échapper, mais à nous dont la volonté, en dépassant l'entendement, nous expose à mal juger. Et notre faillibilité n'est pas une objection contre sa perfection; car il est plus parfait, en ayant créé des esprits faillibles, mais libres, qu'infaillibles et nécessités.

J'ai déjà montré comment, d'après Descartes, Dieu joint à ses autres attributs celui de la liberté; cependant il n'est pas inutile d'en dire ici encore

un mot.

Dieu est libre, essentiellement libre; il l'est avec une absolue indifférence: rien non-seulement ne le limite et ne l'empêche dans ses actions, mais ne le règle, ne le détermine, et il a en principe l'infinie possibilité de faire quoi que ce soit; sa volonté décide même du vrai et du bien, et il a dans sa toutepuissance la faculté de l'arbitraire et du bon plaisir.

Par ce nouvel attribut, joint à ceux dont il a été successivement parlé, Dieu est-il une providence? Sans aucun doute; il l'est à l'égard du monde; il n'y a pas de difficulté à l'admettre; et s'il n'est pas aussi facile d'expliquer comment il l'est à l'égard de l'homme, à cause de l'apparente opposition de la liberté humaine et de la prescience et de la puissance divines, il n'en reste pas moins vrai, dans les termes mesurés auxquels, comme on l'a vu précédemment, s'est arrêté Descartes, que le Créateur ne demeure, par aucune de ses facultés ou de ses attri

buts, étranger à la condition et à la conduite de ses créatures morales.

Telle est en un résumé, présenté comme le résultat plutôt d'une sorte de construction tentée d'après des textes épars et peu développés, que de l'analyse suivie d'une doctrine vraiment systématique, la théodicée de Descartes.

Cette théodicée, comparée à celle que nous trouverons plus tard dans Malebranche, dans Leibnitz et d'autres, a, par la manière dont elle a été proposée par l'auteur, qui n'a guère fait que l'esquisser par quelques traits rares et sans suite, trop peu d'importance philosophique pour qu'elle mérite un examen étendu et approfondi.

Je me bornerai donc à deux remarques, relatives aux deux points les plus graves qu'elle établit; je veux parler d'abord de la conservation des créatures, ensuite de l'indifférence absolue du créateur.

Si, comme le pense Descartes, la conservation des créatures n'est qu'une création continuée, et que cette création continuée, ou plutôt renouvelée de moments en moments, ne soit qu'une manière de créer à chaque instant derechef, selon les termes mêmes de Descartes, on ne voit pas trop ce qu'ont de sérieux ces existences incessamment finies et recommencées, et qui, pour se soutenir et passer d'une partie à l'autre du temps, ont besoin, comme dans le principe, d'être tirées du néant, où d'ellesmêmes elles retombent. Sont-ce des êtres véritables qui vont ainsi s'éteignant et renaissant d'heure en heure? Ils ne sont donc eux-mêmes que pendant cet atome insaisissable de durée, qu'on appelle le présent; avant ils étaient autres, après ils seront

autres, ou plutôt avant comme après, c'étaient qu ce seront d'autres êtres, et en réalité ils ne sont pas conservés, mais remplacés, et il n'y a de maintenu que les apparences. Les substances ne demeurent ni ne persistent, puisqu'elles sont créées à chaque instant derechef. Elles n'ont donc que le temps de paraître et de disparaître; elles ne viennent que pour partir; elles n'ont la vie que pour la perdre. Ainsi réduites, sont-ce encore des êtres, des êtres du moins qui aient pleine réalité ? Non, ce ne sont que des ombres, et des ombres fugitives, qu'un souffle amène à l'horizon, et qu'un souffle en rejette, il n'y a plus que Dieu qui soit, ses créatures sont vaines, et il n'y a rien que de conséquent à dire, d'après le principe même de Descartes, que nous sommes des actes ou des modes de Dieu; et ses disciples qui ont ainsi parlé n'ont fait que traduire avec rigueur le langage du maître 1.

Descartes, sans doute, ne voyait ni ne voulait cette conséquence; et il avait trop de sagesse pour ne pas la repousser si elle se fût offerte à lui, et pour ne pas renoncer par suite au principe qui la donnait; il avait d'ailleurs, en suivant un autre ordre d'idées, trop nettement établi l'existence propre et réelle de la chose qui pense, cogito, ergo sum, pour se laisser entraîner à rien qui pût contredire cette vérité fondamentale et première de sa philosophie. Mais il n'en est pas moins vrai qu'en vue d'expliquer d'une part, dans la créature, la qualité d'être conservé, de l'autre, dans le créateur, l'attribut de conservateur, il a eu recours à une hypothèse qu'on

Clauberg, Geulinex.

peut aisément pousser aux extrémités que je viens de signaler, et qui y a entraîné en fait plus d'un partisan de Descartes.

• Quant à l'indifférence de Dieu, j'ai déjà en plus d'une occasion suffisamment fait sentir, et par la suite, surtout quand j'aurai à traiter de Malebranche et de Leibnitz, j'aurai plus d'une fois à y revenir expressément, que Descartes ne l'a pas établie de manière à en sauver les graves inconvénients car aller jusqu'à dire que Dieu, dans sa liberté, aurait pu faire que même les vérités que nous jugeons né¬ cessaires ne fussent pas ce qu'elles sont, c'est s'avancer bien loin, Mais ce n'est pas tout encore, et çe que je veux faire principalemet observer en ce moment, c'est que Descartes en déclarant Dieu d'une part indifférent, de l'autre infini et parfait, est certainement tombé dans une évidente contradiction; car s'il est infini, parfait, il est, par là même, déterminé, il est le bien, il est le vrai, il est une chose plutôt qu'une autre, il n'est pas une possibilité sans règles ni limites de devenir quoi que ce soit, de faire le pour et le contre également, il n'est pas en un mot indifférent, et s'il reste libre, c'est de la liberté d'un être qui est exempt de dépendance sans doute, mais dans le domaine défini du bien et de la vérité; rien ne se prête moins à la liberté d'indifférence absolue que l'infinitude et la perfection, qui sont son essence même. Je le répète, il me semble difficile de concilier, dans la théodicée de Descartes, ce double attribut qu'il prête à Dieu.

Mais de Dieu il est temps de passer au monde. Suivons l'auteur dans ses pensées sur ce nouvel objet.

CHAPITRE IX.

THÉORIE DU MONDE.

Je ne m'arrête pas sur ce qui dans cette théorie se rapporte à l'existence du monde. On sait trop comment sur ce point raisonne et conclut Descartes. La véracité divine, voilà le fond de sa preuve; en sorte que, selon lui, notre motif de croire au monde n'est plus l'évidence comme quand il s'agit soit de l'âme, soit de Dieu, mais la perfection de Dieu, qui par son essence ne peut nous tromper, et nous donner dans nos sensations une inclination marquée à affirmer un objet, sans faire que cet objet soit, sans mettre ainsi en harmonie le sujet et l'objet. On sait à quelles faciles objections prête cette doctrine de Descartes; comment d'abord il démontre ce qui n'est pas à démontrer, et comment ensuite en démontrant, inconséquent avec lui-même, au lieu d'appliquer ici le criterium du vrai qui lui a servi jusque-là, et qu'il a d'ailleurs reconnu pour universel et absolu, il en suppose et en fait intervenir un autre qui est au moins inutile. Je passe sur ce point, qui est sans importance dans Descartes, et j'arrive de suite à sa philosophie même du monde. Je la cherche dans son livre qui porte ce titre, dans ceux de l'Homme et de la Formation du fœtus, dans la Dioptrique, les Météores, les Principes et quelques lettres; mais je n'en reproduirai dans mon analyse que les principales généralités, ne m'attachant, comme il convient dans une histoire de la philosophie, qu'à ce qui exprime vraiment l'esprit du système.

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