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Descartes, faute de bien distinguer entre eux ces deux ordres ou du moins d'en bien marquer la différence dans son langage, a paru se contredire en soutenant à la fois que le criterium de la vérité est, d'une part l'évidence, et de l'autre la perfection et la véracité divine. Au fond, il ne se contredit pas, mais c'est à la condition d'une distinction qu'il ne fait ou ne marque pas assez, et qui consiste à montrer que si, au sens de l'ontologie, Dieu est la raison de la vérité, à celui de la psychologie, cette raison est l'évidence; plus simplement, que si en soi il y a d'abord Dieu ou l'être, et ya puis par l'être la vérité et ce qui la rend intelligible; pour nous, il y a d'abord la vérité et son intelligibilité, et puis Dieu ou l'être qui en est le principe. En sorte que nous ne commençons pas dans le développement de la connaissance par voir Dieu et y croire, nous ne commençons pas par Dieu, mais par ce qui nous vient de Dieu, et le premier indice de vérité qui se présente à notre esprit n'est pas la véracité divine, mais l'évidence d'intuition. Entendue de cette façon, l'opinion de Descartes a quelque chose de plus plausible; et on peut soutenir avec lui, d'une part, que c'est par Dieu et sa véracité que paraît la vérité, de l'autre que c'est par l'évidence et la vérité que paraît Dieu avec ses perfections l'une et l'autre proposition sont également admissibles, mais non pas dans le même sens; car la première n'est vraie qu'au point de vue de l'ontologie, et la seconde, au contraire, à celui de la psychologie; elles seraient plus claires toutes deux, si, pour écarter tout malentendu, elles étaient traduites en ces termes dans l'ordre de l'être c'est Dieu qui fait qu'il y a vérité; dans l'ordre du paraître c'est l'évidence. Ainsi, en résumé, Descartes ne

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reconnaît bien pour criterium supérieur que l'évidence; celui de la véracité divine, qu'il lui adjoint, ne vient qu'après et pour des choses qui ne sont pas évidentes.

L'esprit de la philosophie de Descartes est, nous l'avons d'abord montré, non pas le doute mais l'affirmation; c'est l'affirmation par suite et en vue de l'évidence, considérée comme le criterium souverain de la vérité, nous venons également de l'établir, mais c'est en outre l'affirmation d'après certaines règles en rapport avec l'évidence; voilà ce que nous avons maintenant à expliquer. Ces règles, Descartes les veut très-générales: « Je n'en ferois pas grand cas, dit-il, si elles ne servoient qu'à résoudre certains problèmes dont les calculateurs et les géomètres amusent leurs loisirs; aussi, quoique je parle souvent, dans ce traité (Règles pour la direction de l'esprit) de figures et de nombres, parce qu'il n'est aucune science à laquelle on puisse emprunter des exemples plus évidents, celui qui suivra attentive-ment ma pensée verra que je n'embrasse ici rien moins que les mathématiques ordinaires; mais que j'expose une autre méthode dont elles sont plus l'enveloppe que le fond. En effet, elle doit contenir les premiers rudiments de la connoissance humaine, et aider à faire sortir de tout sujet les vérités qu'il renferme. » Et ailleurs (Recherche de la vérité par les lumières naturelles), Descartes dit encore : « Vous n'entendez pas ma pensée; j'ai fait des découvertes pour exercer ma méthode; si elles valent quelque chose, concluez que ma méthode vaut quelque

chose, et appliquez-la de nouveau où vous voudrez, mathématiques ou physique, peu importe. » Mais ces mêmes règles doivent en outre être, selon lui, simples et peu nombreuses; « car, comme la multitude des lois fournit souvent des excuses aux vices, en sorte qu'un État est bien mieux gouverné lorsque, n'en ayant que fort peu, elles y sont étroitement observées; ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes, dont la logique est composée, on auroit assez des quatre suivantes, pourvu qu'on prît la résolution de ne manquer pas une fois à les observer.» (Discours de la méthode.)

Quelles sont, d'après ces caractères, les règles qu'il propose? Bien qu'elles soient si connues, qu'elles sont dans toutes les mémoires, je ne crois pas moins devoir les rapporter, parce que, dans les simples paroles qui les expriment, il y a en germe, toute une révolution philosophique. La première est celle-ci ne recevoir aucune chose pour vraie qu'on ne la connaisse évidemment être telle; la deuxième consiste à diviser chacune des difficultés qu'on examine, en autant de parcelles qu'il se peut et qu'il est requis pour les mieux résoudre; la troisième, à conduire par ordre ses pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés, jusqu'à la connaissance des plus composés, en supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent pas naturellement les uns les autres; la quatrième, à faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, qu'on soit assuré de ne rien omettre. Tels sont les quatre préceptes auxquels Descartes se réduit dans son Discours sur

la méthode si plus tard, dans un autre traité (Règles pour la direction de l'esprit ), il y en ajoute d'autres, c'est seulement commé développement ou application de ceux-là. Nous pouvons donc nous borner à les expliquer en eux-mêmes; ce sera indirectement expliquer tous les autres. Quel en est donc le sens ? avant tout, c'est que pour admettre et affirmer la vérité, il faut la voir en toute lumière ; parce qu'autrement, elle pourrait n'être pas la vérité, mais une illusion, un mensongé, une vaine et trompeuse apparence; en matière de vérité, il n'y a de possessión que par la perception, de possession légitime que par la claire perception. Où manque la clarté manque par là même la science. L'évidence, voilà donc le but qu'on doit se proposer en pensant, et ce but, on l'atteint parfois d'un coup, et par une simple intuition. Mais parfois aussi, et le plus souvent, on n'y parvient qu'au moyen d'une suite d'opérations qui y conduisent par degrés; et cela tient alors à ce que les objets qui s'offrent à nos recherches sont multiples, composés et obscurs par là même. Il s'agit donc de les éclairer en les considérant sous leurs différentes faces, d'une manière distincte, régulière et complète. Y tout voir nettement et par ordre, y tout examiner pour y' tout comprendre, et parvenir ainsi, autant que possible, à une connaissance exacte, étendue et profonde tout ensemble: tel est le travail auquel on doit se livrer. Or, c'est précisément ce travail qu'indiquent et prescrivent les trois derniers préceptes de Descartes. Ainsi, il a embrassé dans « ce petit nombre de règles certaines et familières qui, suivies rigoureusement, empêchent qu'on ne prenne le vrai

rien que

pour le faux, » (Règles pour la direction de l'esprit tout ce qui à ses yeux constitue la méthode. En effet, il dit que, « si la méthode montre nettement comment il faut se servir de l'intuition, et comment la déduction doit s'opérer pour nous conduire à la science de toute chose, elle sera complète et rien ne lui manquera, puisqu'il n'y a de science que par l'intuition et la déduction'. » (Règles pour la direction de l'esprit.) C'est pourquoi il faut bien l'entendre, et j'insiste à dessein sur cette remarque, parce que je crains qu'à cet égard on ne soit tombé dans quelque méprise, cette méthode, telle qu'il la propose, n'a de très-général, et elle n'est pas, comme on pourrait le supposer, tel ou tel procédé particulier; elle n'est pas plus celui du raisonnement que celui de l'observation; elle n'est ni l'un ni l'autre exclusivement, mais elle est à l'un et à l'autre, elle les comprend tous deux, ou plutôt les domine; elle est, quelque usage qu'on veuille faire de la raison, la conduite à tenir pour bien voir ce qu'on veut voir. Soit donc que par l'induction on s'élève aux principes, soit que par la déduction on poursuive les conséquences, il faut toujours n'admettre pour vrai que ce qui est évident; et afin de s'assurer constamment l'évidence, il faut ne rien confondre, ne rien supposer et ne rien omettre. Il n'y a certes pas de méthode moins exclusive et plus large; elle n'est pas moins dans sa généralité que le moyen de saisir

Il parle dans le même sens, lorsque, dans la préface des Principes, il dit : « Que le plus haut degré de sagesse consiste à chercher les causes premières et les vrais principes, dont on puisse déduire les raisons de tout ce qu'on est capable de savoir; et que cette sagesse, il s'est efforcé d'y parvenir en satisfaisant à cette double condition : rendre ses principes très-clairs et les faire tels qu'on en pût déduire toutes les autres choses. »

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