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vœux de réforme et de liberté, après avoir été courageusement mêlé aux périls de l'administration municipale sous Bailly.... il avait, pendant des années de retraite, nourri ses souvenirs et élevé sa pensée par l'étude exclusive des plus rares génies, Platon, Thucydide, Tacite, Milton, Descartes, Bossuet, Pascal. Esprit supérieur et difficile, mécontent de son siècle et se satisfaisant à peine lui-même, il ne s'était entretenu que des plus grands modèles de l'art de penser et n'avait goûté que la philosophie la plus haute d'origine et de principe, soit dans les inspirations des plus immortels penseurs, soit dans les analyses méthodiques qu'en avaient donnés de nos jours Th. Reid et Dugald Stewart, avec cette droiture morale et ce bon sens si dignes de commenter le génie1.

L'enseignement de Royer-Collard à la Faculté des lettres de Paris ne dura que deux ans et demi, mais laissa après lui une trace ineffaçable. Le professeur se renferma dans l'étude d'une seule question, celle de l'origine des idées. C'était là, pour le moment, le point décisif. Si la sensation était convaincue d'impuissance à expliquer toutes nos idées, si l'observation venait à montrer d'une part l'activité libre et spontanée de l'âme, de l'autre la présence dans notre entendement des notions de durée nécessaire, de cause, de substances, etc., c'en était fait du système de Locke et de Condillac, la France allait enfin rentrer dans la carrière si glorieusement ouverte par Descartes, par Malebranche, par Leibnitz.

Les travaux du vénérable professeur embrassèrent deux objets bien distincts, « l'analyse du fait de perception, l'histoire et la critique des opinions des philosophes modernes sur ce fait. Deux méthodes présidèrent à ces deux recherches: l'une qui peut et qui doit être appliquée à l'étude de tout fait humain, l'autre qui peut et qui doit l'être à la critique de toute doctrine philosophique; en un mot une méthode scientifique et une méthode historique. C'est dans ces deux méthodes conséquentes l'une à l'autre, qu'est tout l'esprit de la philosophie de M. Royer-Collard. C'est par ces deux méthodes que son enseignement a créé une école et produit un mou

4. Villemain, Revue des Deux-Mondes, 1er mai 1854.

vement qui lui a survécu, et qui aura, nous l'espérons, de longues conséquences 1. »

CHAPITRE XLIV.

LA RESTAURATION; L'ALLEMAGNE
ET L'ANGLETERRE.

Double but que poursuit la littérature. - Ecoles classique et romantique en Allemagne. - Goethe et Schiller; caractères généraux de la littérature allemande. Mouvement romantique en Angleterre; Walter

Scott; les lakists; Byron.

Double but que poursuit la littérature.

Il est difficile, pour ne pas dire impossible, d'écrire l'histoire d'une littérature contemporaine. Comment apprécier un mouvement d'idées qui n'a pas terminé son évolution? Comment juger des hommes qui, pour la plupart, vivent encore, et n'ont peut-être pas dit le dernier mot de leur talent? La critique qui veut s'élancer au-dessus de la polémique capricieuse du feuilleton et aspire à la gravité de l'histoire, a besoin qu'un certain éloignement établisse la perspective et donne à chaque objet sa véritable grandeur. Nous prions donc le lecteur de n'attendre de nous qu'une revue rapide des noms les plus célèbres, qu'une indication sommaire de l'esprit général de la dernière époque de notre littérature, et de vouloir bien redoubler d'indulgence pour un travail où les erreurs sont presque inévitables.

La France poursuivit sous la Restauration le double but que nous avons cru devoir assigner aux efforts de notre âge : d'une part rétablir sur des bases nouvelles les principes ébranlés par le siècle précédent; de l'autre renverser la der

4. Th. Jouffroy, OEuvres complètes de Th. Reid, avec les Fragments de M. Royer-Collard et une Introduction de l'éditeur, t. III, p. 342,

LITT. FR

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nière autorité qui eût échappé à l'émancipation générale, celle des règles de convention en littérature. Ces deux objets, d'une importance si inégale, qui semblaient isolés et indépendants l'un de l'autre, sinon contraires, étaient cependant enchaînés par une étroite logique. La même source devait faire renaître une philosophie religieuse et une poésie : ces deux rayons devaient jaillir du même foyer; or, ce principe commun, c'est, au dix-neuvième siècle, le culte du vrai en soi, reconnu librement et interprété par la raison, dans la mesure de ses forces.

Cette œuvre était la continuation et le développement de celle du dix-huitième siècle. Seulement notre époque affirmait positivement ce que l'époque précédente avait dit sous la forme négative. L'une avait repoussé toute doctrine transmise sans examen, l'autre aspirait à la vérité reconnue et prouvée.

Cette tendance vers ce qui est vrai en soi s'est manifestée d'une manière plus ou moins obscure dans tous les ordres de phénomènes de la société que nous étudions. Elle s'est produite en politique dans l'école doctrinaire, qui proclame la souveraineté de la raison et le droit de la capacité, abstraction faite de la naissance; en littérature, dans l'école romantique, dont la partie raisonnable professe le culte universel du beau, sans égard pour les usages et les modèles du passé; en philosophie, par l'école éclectique, vouée à la recherche impartiale de la vérité au milieu des doctrines de tous les systèmes.

Cette même tendance, pervertie et mal comprise, a donné naissance aux erreurs dont nous avons été les témoins : elle a produit en politique le dogme de la souveraineté arbitraire. du nombre, sans égard à celle de la raison; en littérature le culte grossier du réel, au détriment de l'idéal; en philosophie le panthéisme de la matière, au lieu de l'adoration du Dieu infini.

Le conflit de ces erreurs avec les vérités qu'elles entravent, le choc de ces vérités contre le passé qu'elles corrigent, ont causé la fermentation tumultueuse qui tourmente la période contemporaine, et dont la littérature n'a présenté que trop de preuves.

Il nous suffit ici d'avoir signalé la correspondance logique des trois ordres de faits où domine le même principe. C'est seulement dans la littérature que nous devons en chercher les développements.

Nous pensons que l'histoire des lettres françaises devra considérer les quinze années de la Restauration comme une belle et féconde période. Non qu'elle puisse s'égaler à ces autres époques d'unité et d'harmonie où toutes les forces d'une nation, où le monde social tout entier dirigé par une seule impulsion entraîne autour de lui les arts comme une brillante et paisible atmosphère : tel avait été en France le treizième siècle, tel fut le dix-septième, époques d'organisation accomplie, étapes heureuses où se repose la pensée. Le dix-neuvième siècle ressemblerait plutôt au seizième, sauf toutes les restrictions que comportent certaines analogies. C'est un âge d'activité, de mélanges violents, de fermentations redoutables. Au point de vue de la poésie, il y a discordance entre l'idée puissante, mais confuse, et la forme indécise encore qu'elle s'efforce de trouver. C'est alors que l'expression s'isole et cherche à vivre de sa propre substance : alors se forment des pléiades qui cultivent la langue, la versification pour elles-mêmes: on proclame, sans bien l'entendre, la héorie de l'art pour l'art; alors Ronsard veut créer de toutes pièces une poésie nouvelle; alors Joachim du Bellay lance d'ambitieux manifestes : il propose d'abandonner la vieille verve gauloise pour se jeter dans l'imitation d'une littérature étrangère. Au seizième comme au dix-neuvième siècle le résultat est le même créer une littérature qui représente la société contemporaine. Le moyen est semblable: arracher la poésie à ses vieilles habitudes. Seulement, au seizième siècle, il s'agissait de rompre avec le moyen áge : les novateurs montrèrent pour modèles l'Italie, avec l'antiquité qu'elle avait reconquise. De nos jours, il fallait répudier les fausses imitations classiques : les novateurs nous ont présenté l'Allemagne, avec le moyen âge qu'elle avait conservé ou rajeuni. C'est souvent en changeant de servitude qu'on fait l'apprentissage de la liberté.

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Il faut peu s'effrayer de ces engouements passagers que

nous inspirent ainsi des arts qui ne sont pas les nôtres. Toutes ces modes brillent à la surface, elles enrichissent, elles dé guisent quelquefois nos productions, mais sous ce luxe étranger vit toujours immortel le vieil esprit français. Marot renaî après Dubartas; c'est lui qui brille dans la Satire Menippée · il s'appelle Durand, Passerat, Chrestien, en attendant qu'il se nomme Voltaire.

Écoles classique et romantique en Allemagne.

Un grand mouvement littéraire et philosophique avait signalé en Allemagne et en Angleterre la fin du dix-huitième siècle et les débuts du dix-neuvième. Déjà, sous l'Empire, Mme de Staël avait appelé de ce côté l'attention de la France: les événements politiques qui amenèrent la Restauration, le séjour des armées ennemies en deçà du Rhin et de la Manche, introduisirent chez nous les littératures du Nord. La mode s'en mêla: les livres de Berlin et de Londres furent accueillis avec empressement dans certains salons de Paris, et ces salons étaient ceux des vainqueurs; l'esprit de parti favorisa cette fois une idée utile et juste. On nous permettra de nous arrêter quelques instants à esquiser le caractère de cette invasion littéraire, qui a exercé sur la plupart de nos écrivains une influence si décisive.

La première moitié du dix-huitième siècle en Allemagne avait été toute française : l'éclat de Louis XIV et de ses poëtes avait fasciné l'Europe. Les petites cours germaniques s'efforcaient d'imiter de leur mieux la splendeur du grand roi: mais elles l'imitaient sans goût et avec l'exagération d'une demibarbarie qui veut ressembler à l'élégance. Les jardins de Versailles se reproduisaient à Munich et à Dresde: les forêts se taillaient en pièces d'échiquier; les sapins du Nord étaient transformés en vases antiques. Dans ses fêtes, l'électeur de Saxe, Frédéric-Auguste, prenait lui-même et donnait à sa cour des costumes et des rôles mythologiques. On y voyait figurer, comme dans les ballets de Versailles, Apollon, Vénus, et les Hamadryades. Les réfugiés français, bannis par la révocation de l'édit de Nantes, augmentèrent l'influence des

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