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Et ne démaine tel douleur,

Si tu n'as tant que Jacques Cœur :
Mieux vaux vivre, sous gros bureaux,
Pauvre, qu'avoir été seigneur,
Et pourrir sous riches tombeaux.

Mon père est mort, Dieu en ait l'âme,
Quand est du corps, il git sous lame (tombe)
J'entends que ma mère mourra;
Et le sait bien, la pauvre femme;
Et son fils pas ne demourra.
Je connais que pauvres et riches,
Sages et fous, prêtres et lais,
Noble et vilain, larges et chiches,
Petits et grands, et beaux et laids,
Dames à rebrassés collets,
De quelconque condition,
Portant atours et bourrelets,
Mort saisit sans exception.

Et meure Pâris et Hélène,
Quiconque meurt, meurt à douleur.
Celui qui perd vent et haleine,
Son fiel se crève sur son cœur :
Puis sent Dieu sait quelle sueur!
Et n'est de ses maux qui l'allége;
Car enfants n'a, frère, ni sœur,
Qui lors voulût être son plége (caution).

La mort le fait frémir, pâlir,
Le nez courber, les veines tendre,
Le col enfler, la chair mollir.
Jointes et nerfs croître et étendre.
Corps féminin, qui tant es tendre,
Poli, suave, gracieux,

Te faudra-t-il ces maux attendre?
Oui, ou tout vif aller aux cieux.

Ici ne pressent-on pas Bossuet, n'entrevoit-on pas « ces sombres lieux, ces demeures souterraines, où dorment les grands de la terre, ne devine-t-on pas déjà << cette chair qui change bientôt de nature, ce corps qui prend un autre nom? qui ne garde pas même longtemps celui de cadavre et devient un je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue? Le voilà, ce corps féminin, si poli, si suave, si gracieux, le voilà tel que nous l'ont fait le plus grand de

»

nos orateurs et le plus vieux de nos poëtes populaires. Plus loin c'est avec le grand poëte Shakspeare et la scène terrible des fossoyeurs que Villon se rencontre, aux charniers des Innocents.

Quand je considère ces têtes
Entassées en ces charniers,

Tous furent maîtres des requêtes,
Ou tous de la chambre aux deniers,
Ou tous furent porte-paniers (porte-faix).
Autant puis l'un que l'autre dire :
Car d'évêques ou lanterniers
Je n'y connais rien à redire.

Et icelles qui s'inclinaient
Une contre autres en leurs vies;
Desquelles les unes régnaient,
Des autres craintes et servies;
Là les vois, toutes assouvies
Ensemble en un tas pêle-mêle.
Seigneuries leur sont ravies:
Clerc ni maître ne s'y appelle.

Que manquait-il à cette poésie populaire du quinzième siècle, qui déployait si hardiment ses voiles entre le monde de Bossuet et celui de Shakspeare? La même chose précisément qui manquait à l'esprit du peuple : une élévation morale plus fréquente, sinon plus haute, l'habitude des grands objets et des affaires importantes; la richesse et la dignité. Le peuple, longtemps couvé sous les ailes de l'Église, se séparait d'elle enfin pour vivre de sa propre vie. Mais qu'il était faible et grossier encore ! L'incapacité des Valois, leurs vices, les fléaux de la guerre, l'invasion des conquérants anglais, le laissèrent longtemps aux prises avec la pauvreté de l'intelligence, aussi bien qu'avec les besoins matériels de la vie. Dégradé par l'ignorance non moins que par la misère, il ne pouvait lever vers le ciel un mâle et libre visage. Mais voici qu'une révélation nouvelle va luire sur le front de l'affranchi. La noble et sainte antiquité, sortie peu à peu des cloîtres et des manuscrits, grandie en Italie sous Dante, Pétrarque et Boccace, multipliée par le divin bienfait de l'imprimerie, va mettre ce peuple en possession de toutes les richesses des anciens âges.

LITT. FR.

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L'humanité, à qui l'Évangile a enseigné de nouvelles vertus, va rentrer en possession de l'héritage du paganisme et réunir dans un vaste lit tous les flots épars de la tradition.

Le quatorzième siècle est une grande et triste époque: l'Europe s'ébranle et se divise alors, comme à la chute de l'empire. Au quatorzième et au quinzième siècle un grand empire aussi s'écroule : le moyen âge avait réalisé jusqu'à un certain point l'ambitieuse mais admirable pensée de ses pontifes, celle d'une vaste société spirituelle. Cette nouvelle monarchie succédant à l'empire romain, mais plus vaste que fui, plus pure par son principe, puisqu'elle reposait sur la conviction et non sur la force, cette immense patrie qu'avait créée l'Église, et qui possédait une langue, des mœurs, une administration, une hiérarchie et avant tout une foi commune, cette puissante organisation allait s'anéantir. Chaque peuple reprenait sa vie personnelle et indépendante. Déjà I'Italie s'est détachée de l'imitation et du langage des troubadours, elle s'est affirmée elle-même par la voix puissante de Dante. L'Espagne trouve chez elle son héros, et sa poésie grandit à l'ombre majestueuse du Cid. L'Angleterre cesse enfin avec Chaucer de parler la langue de ses conquérants, et les guerres des Valois tranchent durement les deux nationalités. L'Allemagne va bientôt avoir son pape, sa bible et sa chaire. Tout se dissout, tout s'isole. Mais cette fin d'un monde n'est que l'aurore d'un monde nouveau. L'unité du moyen âge se brise, mais pour se refaire un jour sur une base plus large. La société nouvelle aura pour tâche d'admettre dans son sein et de pacifier tous les contrastes de pensée et de race. Le monde doit marcher par les voies de la liberté vers l'unité moderne, celle de la vérité reconnue et acclamée par la raison.

TROISIÈME PÉRIODE.

LA RENAISSANCE.

CHAPITRE XXII.

LA RENAISSANCE AU SEIZIÈME SIÈCLE.

Difficultés que présentait en France le problème de la Renaissance. Influence de l'Italie. Étude de l'antiquité; invention de l'imprimerie; Collège de France. Budé; Érasme.

Difficultés que présentait en France le problème

de la Renaissance.

La Renaissance au seizième siècle ne fut pas, comme on pourrait le croire, une reproduction servile de l'antiquité, mais bien une fusion harmonieuse des éléments de la civilisation chrétienne avec les traditions du goût et du savoir antiques. L'Italie fut le confluent où les deux courants se joignirent. Dante, Pétrarque, Boccace, ces conquérants infatigables des richesses du passé, semblèrent ne se proposer dans leurs œuvres en langue vulgaire que de transformer les rudes matériaux de notre moyen âge. Ils imprimèrent le caractère de la beauté, l'un aux pieuses légendes de nos trouvères, l'autre aux chants de nos troubadours; le troisième s'empara de nos fabliaux qu'il revêtit de sa prose brillante et périodique. L'Arioste conserva, dans son Roland furieux, la matière chevaleresque de nos chansons épiques. Il adopta le plan irrégulier, l'allure indépendante et capricieuse des chantres populaires de l'Italie; mais la poésie antique est comme le sang généreux qui circule dans ce corps tout moderne. Elle s'y manifeste par la perfection du style et par l'emprunt continuel des expressions et des images classiques. Le Tasse arriva au même but par une route tout opposée; dans la Jėru

salem, l'art antique a tracé le plan, réglé la forme et les li inites de l'épopée; mais l'inspiration religieuse et chevale. resque est venue animer et vivifier tous les détails.

En Italie, la fusion de l'esprit moderne et des souvenirs antiques avait été simple et rapide. La Renaissance n'avait eu à combiner que deux éléments, le catholicisme officiel et la tradition gréco-latine. Aucun obstacle n'avait entravé leur union les chefs du moyen âge, les papes, s'étaient mis à la tête du mouvement. Aussi le seizième siècle y vit-il éclore, du sein de la civilisation nouvelle, l'expression la plus pure de la maturité sociale, la fleur immortelle de l'art. Il n'en fut pas ainsi de la France. Cette nation centrale, destinée à servir de lien entre toutes les races, de médiatrice entre toutes les idées, devait recevoir et combiner des éléments plus nombreux, plus divers, et souffrir, avant d'enfanter la pensée moderne, les douleurs d'une longué gestation. Ici ce n'est pas seulement à l'inspiration du moyen âge qu'il s'agit de donner la beauté antique : un esprit nouveau a soufflé du Nord et a soulevé la conscience de l'homme jusque dans ses abîmes. Le droit de douter, le devoir de réfléchir, le besoin d'une action individuelle et libre, voilà ce qu'il faut combiner avec l'unité d'opinion, d'esprit et de gouvernement, condition nécessaire d'une forte unité nationale, préliminaire indispensable d'un art et d'une littérature.

Aussi par quelles agitations dans le domaine des faits se traduit cette diversité d'éléments dans la sphère des idées! Deux peuples dans la même nation, huit guerres civiles, deux rois assassinés, un roi assassin de son peuple, le passé et l'avenir venant comme deux fantômes tourmenter cette malheureuse époque, la féodalité cherchant à relever la tête et à partager la France, la démocratie passant des protestants aux catholiques, et formant avec la théocratie une bizarre alliance; enfin, comme pour marquer pius clairement le caractère de la lutte, deux races étrangères offrant aux deux partis leurs secours intéressés, et heurtant, au sein de notre malheureuse patrie, le sombre génie du Nord contre le Démon du Midi tel est le spectacle qu'offre aux yeux de l'histoire la France du seizième siècle. Puis arrive le dénoûment long

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