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même drame une scène de taverne, qui n'est guère moins remarquable dans son genre. La vérité de la peinture, la libre allure du dialogue, la physionomie enjouée des personnages en forment un tableau flamand très-animé. Nous y trouvons même quelques vers parfaitement frappés, qui deviennent poétiques à force d'être vrais et sentis.

Voici, par exemple, comment le tavernier préconise son vin. Nous conservons ici sans altération les termes intraduisibles de l'original.

Le vin aforé de nouvel

A plein lot et à plein tonnel,
Sage, buvant et plein et gros,
Rampant comme écureuil en bos,
Sans nul mors de pourri ni d'aigre;
Sur lie court et sec et maigre,
Cler com larme de péchéour,
Croupant sur langue à léchéour:
Autre gent n'en doivent goûter....
Vois comme il mangie s'écume,
Et saut et étincelle et frit;
Tiens-le sur la langue un petit,
Si sentiras jà outre-vin1!

A cette franchise de pinceau, à ces joyeuses fantaisies d'artistes, on sent que le drame, émancipé désormais, s'élance hors de l'enceinte sacrée. Les trouvères du treizième siècle se mettent à l'œuvre: Adam de La Halle, compatriote de Jean Bodel, surnommé le bossu d'Arras, à cause de son esprit, dit-on; Rutebeuf, l'ennemi des moines, l'auteur des spirituels fabliaux dont nous avons parlé, bien d'autres dont les noms sont restés inconnus, composèrent des jeux, des miracles, des mystères. Le peuple eut ses poëtes, comme les

4. Le vin nouvellement percé, à plein lot et à plein tonneau; sain, agréable à boire, franc et gros, coulant comme un écureuil en un bois, sans goût de pourri ni d'aigre; sec et maigre, il court sur lie, clair comme larme de pécheur, s'arrêtant sur la langue du gourmet: autres gens n'en doivent goûter. Vois comme il mange son écume, comme il saute, étincelle et petille; tiens-le un peu sur ta langue, et tu sentiras un fameux vin.

2. Li Jus Adam ou de la Feuillie; la pastorale de Robin et Marion, par Adam de La Halle; li Jus du Pèlerin, par un Artésien anonyme; le Miracle de Théophile, par Rutebeuf; le Miracle d'Amis et Amille, et plusieurs autres

châtelains: il se fit poëte lui-même, au moins par ses efforts pour représenter les compositions théâtrales de ses trouvères. Des corporations, des confréries de laïques se formèrent pour jouer leurs ouvrages. D'abord établies dans un esprit de bienfaisance et de piété, ces associations, graves et sérieuses à leur début, n'apportèrent aucune tendance hostile à l'Église; avant la fin du treizième siècle elles avaient déjà enlevé au clergé une partie de son influence, et dans le cours du quatorzième elles la paralysèrent entièrement. Ces confréries s'emparèrent de bonne heure du théâtre ecclésiastique, et lui donnèrent insensiblement une tendance plus mondaine, à mesure qu'elles la prenaient elles-mêmes. Dès lors le théâtre affranchi prit un plus libre essor. L'art s'efforça de suppléer à l'affaiblissement des impressions religieuses: la carrière s'agrandit quand les murs du sanctuaire n'en tracèrent plus les limites. Au lieu de quelques scènes dramatiques données par l'Ecriture sainte, comme la mort du Christ, les plaintes de Marie, la résurrection, il se forma de vastes compositions cycliques qui embrassèrent toute la vie de Jésus-Christ, ou même toute l'histoire religieuse de l'homme, depuis la création jusqu'au jugement dernier. Autour des caractères bibliques se groupèrent des personnages créés par la fantaisie du poëte: les scènes populaires devinrent plus fréquentes; l'intrigue eut plus de vérité et de vie, mais en même temps moins de majesté et de puissance religieuse. Les mystères devinrent peu à peu ce qu'est de nos jours le drame, un véritable jeu destiné à l'amusement d'une foule oisive.

pièces dramatiques d'auteurs inconnus se trouvent, ainsi que li Jus de Sains Nicolas, dans le THEATRE FRANÇAIS AU MOYEN AGE de MM. Monmerqué et Francisque Michel.

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La plus célèbre, quoiqu'une des plus récentes parmi les confréries destinées à la représentation des mystères, fut celle de la Passion et Résurrection de Notre-Seigneur, fondée par des bourgeois de Paris, maîtres maçons, menuisiers, serruriers et autres, qui choisirent d'abord pour leurs exhibitions théâtrales le village de Saint-Maur, près Vincennes. Entravés quelque temps par la défense du prévôt de Paris, ils sollicitèrent et obtinrent l'autorisation de Charles VI, qui, par ses lettres patentes de 1402, constitua définitivement ladite confrérie, et lui permit de représenter quelque mystère que ce fút, ou devant le roi lui-même, ou devant son commun (peuple), en quelconque lieu et place licite à ce faire qu'elle pourrait trouver, tant dans la ville de Paris que dans la banlieue d'icelle. Les confrères de la Passion s'installèrent donc hors de la porte Saint-Denis, dans l'hôpital de la Trinité. Là ils donnèrent au public, les jours de fête, divers spectacles pieux tirés du Nouveau Testament. La foule était nombreuse: clercs et laïques affluaient. L'Eglise favorisait de tout son pouvoir l'établissement nouveau: elle avançait, ces jours-là, l'office des vêpres, pour ne pas gêner cet autre service divin. La confrérie avait loué, des religieux Prémontrés, la principale pièce de l'hôpital: c'était une vaste salle de vingt et une toises de long sur six de large, élevée sur un rez-de-chaussée et soutenue par des arcades. A l'une des extrémités se dressa le théâtre, composé de plusieurs établis d'inégale hauteur. Le plus élevé, placé au fond de la scène, représentait le paradis ouvert, fait en manière de trône, avec des balustres dorés

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tout alentour. C'est là que siégeait « Dieu en une chaire parée, et au côté dextre de lui, Paix, et sous elle Miséricorde : au sénestre, Justice, et sous elle Vérité, et tout autour d'elles neuf ordres d'anges, les uns sur les autres. D'autres échafauds parallèles au premier descendaient successivement jusque sur le devant de la scène et représentaient les divers lieux où se passait l'action : c'étaient par exemple la maison des parents de Notre-Dame, son oratoire, la crèche aux bœufs, » et enfin, à l'endroit le plus bas, on voyait enfer fait en manière d'une grande gueule, se cloant et ouvrant, quand besoin était, pour laisser entrer ou sortir les démons. Quant aux coulisses, il n'y en avait point, et rien n'était moins nécessaire : des banquettes placées latéralement à droite et à gauche du théâtre recevaient successivement tous les personnages, quand ils avaient fini ou suspendu leurs rôles. Lucifer venait sans rancune s'y asseoir à côté de saint Michel, et Pilate près de Barabbas, le tout à la vue et à l'édification du public. Au reste, les acteurs formaient eux-mêmes un second public, qu'il n'eût pas été charitable de priver du spectacle leur nombre était si considérable qu'on a eu presque raison de dire que la moitié de la ville était chargée d'amuser l'autre. Et cette charge n'était pas un jeu : les artistes de ce temps-là portaient fort loin le zèle de leurs fonctions et le désir d'imiter la nature. Une chronique nous apprend que, dans un Jeu de la Passion, a fut Dieu un sire appelé Nicole, lequel était curé de Saint-Victor de Metz, lequel fut presque mort en la croix pour parfaire le personnage du crucifiement. Judas fut saisi d'une dangereuse émulation : « il fut presque mort en pendant: car le cœur lui faillit, et fuț hâtivement dépendu et porté en voie (emporté, portato via). » Le zèle des spectateurs n'était pas moins admirable : les journées ne suffisaient ni à la repré

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4. M. Paulin Paris dans son cours de Littérature française au moyen áge, professé et encore inédit, n'admet que trois échafaudages: le plus haut représentait le ciel, et le plus bas l'enfer; celui du milieu se serait divisé en deux zones de plain-pied : la zone du fond aurait été occupée par divers lieux nécessaires à l'action, celle de devant aurait formé une grande voie de communication ouverte à la circulation des personnages.

sentation du mystère, ni à l'épuisement de leur curiosité. La nuit venue, on coupait l'action n'importe à quel endroit, et l'on se donnait rendez-vous au dimanche suivant. Nul ne manquait à l'heure dite, et l'on continuait quelquefois pendant plusieurs mois, sans fatigue, sans impatience, l'interminable drame.

Il est facile de se rendre compte de cet empressement opiniâtre ; les confrères de la Passion avaient créé l'art populaire. Ils avaient fait descendre la poésie des régions supérieures de la société, pour la placer enfin sous l'œil et sous la main du peuple. Voilà les saints, les apôtres, les anges, le Christ lui-même, qui daignent sortir du temple et s'entrelenir familièrement avec la foule: ils lui parlent sa langue et même son langage. L'imperfection, la grossièreté qui nous choquent aujourd'hui dans ces pieux ouvrages', étaient peutêtre alors une condition de succès, L'art, comme autrefois le prophète Élie, se faisait petit pour mieux embrasser ce peuple enfant et pour l'animer peu à peu de sa vie. Les yeux étaient complices de l'illusion sainte : les mystères de la religion, que bien peu pouvaient lire, que rarement on pouvait entendre de la bouche des prêtres ou des moines, s'expliquaient ici d'eux-mêmes, avec suite, avec clarté, avec aisance: ils passaient devant vous en brillants costumes, en belles chapes de toutes les couleurs; ils se fixaient dans les traits, dans les gestes, dans le son de voix des acteurs; et quelque mauvais que fût leur style, après tout il valait bien celui des prédicateurs.

Analyse du mystère de la Passion.

D'ailleurs quelle insuffisance de détails n'eût pas racheté l'intérêt immense du sujet! Même aux regards de la critique, est-il une matière plus sublime et plus touchante à la fois que la passion du Christ? C'est la destinée du genre humain Lout entier qui s'agite dans le supplice le plus cruel du plus innocent des hommes, et cet homme est un Dieu! La grande unité que Bossuet impose à l'histoire universelle, quand il amène tous les siècles, tous les empires au pied de la croix

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