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le Gros, à laquelle il avait eu tant de part, et peut-être une portion de celle de Louis VII. Ces deux biographies continuèrent les chroniques d'Aimoin, d'Éginhard, du faux Turpin, de l'anonyme astronome de Louis le Débonnaire. Elles furent suivies des histoires de Rigord, de Guillaume le Breton, des Gestes de Louis VIII, dont le même Guillaume fut peut-être l'auteur, des vies de saint Louis et de Philippe le Hardi, par Guillaume de Nangis, avec la chronique du même auteur jusqu'à l'an 1301, et sa première continuation, qui se termine à l'an 1340. Ensuite venaient probablement les chromiques, latines comme les précédentes, d'un anonyme qu'on désigne ordinairement sous le nom du moine de Saint-Denis, et qui nous conduisent jusqu'à la mort de Charles VI. Là finissent les textes latins que gardaient les archives de l'abbaye. La langue française s'est définitivement emparée de l'histoire1.

Déjà depuis longtemps des traductions avaient livré aux laïques la connaissance des Chroniques de France. La première qui fut mise en langue vulgaire fut la plus fabuleuse de toutes, celle qu'on attribuait à l'archevêque Turpin. À tela rien de surprenant la chronique de Turpin était dans plusieurs de ses parties une chanson de geste gâtée en latin par un moine; elle revint tout naturellement à la langue populaire. Ensuite le ménestrel anonyme d'un des frères de saint Louis, d'Alphonse, comte de Poitiers, donna en français la traduction d'un extrait des Chroniques de Francé. Mais son original n'était pas identiquement le même que renfermait la collection de Saint-Denis. C'était une compilation latine dont l'auteur « étoit allé par divers lieux où il savoît que les sages hommes avoient écrit. Il avoit donc cueilli ci et là comme on met fleurs de divers prés en un mont. » Il avait spécialement compulsé les dépôts historiques de Saint-Remy, SaintLouis, Saint-Vindecel, et la vie de saint Lambers, etc., ayant

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i. Voyez l'examen et l'appréciation des diverses chroniques recueillies par les moines de Saint-Denis, dans le Mémoire sur les principaux monuments de P'histoire de France, par de la Curne, Académie des inscriptions, t. XXIII, p. 539, in-12; et dans les remarquables préfaces dont M P. Paris a enrichi Jon édition des Grandes chroniques

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grand soin de n'y rien mettre du sien, «ains est tout des anciens, et de par eux dit-il ce que il parole, et sa voix est même leur langue. Ainsi le compilateur latin que traduisait notre ménestrel ne parle pas de l'abbaye de Saint-Denis; mais les originaux qu'il cousait ensemble y étaient très-probablement conservés, dans la vaste collection du monastère : car il n'était pas faisierre et trovierre de ce livre; ains en étoit compillière et n'étoit fors que racontière de paroles que les anciens

et les sages en ont dit.

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Dans les premières années du règne de Philippe le Bel, parut une seconde publication française des Chroniques de France, deux fois plus étendue que celle du ménétrel. Celleci ne fait pas non plus mention spéciale du trésor historique de Saint-Denis.

Enfin les moines de cette abbaye ouvrirent aux traducteurs leurs riches archives. Eux-mêmes traduisirent les ouvrages qu'ils avaient précédemment rédigés en latin, et bientôt parut une troisième édition des chroniques comprenant les fastes de notre histoire depuis ses origines les plus reculées jusqu'au règne de Philippe le Bel. Ce dernier monument est le seul qui ait pris dans l'origine et qui ait dû prendre le titre de Chroniques de France, selon que elles sont conservées à SaintDenis'.

Le nom de chroniques de Saint-Denis désigne donc deux choses qu'il importe de ne pas confondre. Les livres que les anciens auteurs appelaient de ce nom, étaient les textes originaux et latins. Aujourd'hui nous donnons ce titre à la version des mêmes textes choisis, combinés, classés chronologiquement et entremêlés selon le goût du traducteur. Les chroaiques latines de Saint-Denis étaient une collection; les chroniques françaises sont un ouvrage, une rapsodie, avec un préambule, des additions, des coupures, des combinaisons d'éléments divers. L'histoire commence à y pressentir et à y réaliser les lois d'une œuvre d'art. C'est d'ailleurs un charme tout nouveau d'entendre la parleure françoise sortir de ces vieilles traditions. Il semble qu'elle était le complément in

1. M. Paulin Paris, préface des Grandes chroniques, p. 23.

dispensable de leur naïve pensée. Le traducteur est plus original que l'écrivain lui-même : c'est ainsi qu'Amyot a complété Plutarque.

Les grandes chroniques s'arrêtent à Louis XI. Sous le règne d'un tyran l'histoire officielle devait se taire ou mentir. La chronique de Saint-Denis se tut. Mais déjà l'esprit littéraire émancipé n'avait plus besoin pour grandir de l'ombre tutélaire du cloître. L'époque de la Renaissance approchait. La France, après tant de naïfs chroniqueurs, allait avoir un historien. La société séculière avait déjà produit Villehardouin, Joinville et Froissart, elle allait donner naissance à Philippe de Commines.

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Il était naturel qu'à l'exemple des clercs et des moines, quelques membres de la société laïque féodale s'efforçassent de transmettre à la postérité le souvenir des événements réels. L'histoire ou au moins le mémoire devait être un besoin pour une civilisation basée sur des traditions de famille. Le blason en fut le premier langage; c'étaient les hiéroglyphes de la noblesse ignorante il peignait l'histoire pour ceux qui ne pouvaient ni la lire ni l'écrire. Mais ces formules sommaires, rapides, énigmatiques, excellentes pour indiquer au premier regard la place féodale d'une famille, ne suffisaient pas pour en faire connaître en détail les actions. Quand les hommes d'armes purent écrire ou même dicter, il y en eut qui entreprirent de raconter l'histoire.

Le premier monument de ce genre qui soit parvenu jus

LITT. FR.

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qu'à nous est le récit de la quatrième croisade, par Geoffroy de Villehardouin, maréchal de Champagne, né vers le milieu du douzième siècle. Son œuvre forme en quelque sorte la transition de l'épopée à l'histoire. Grandeur du sujet, mœurs rudes et guerrières des personnages, caractère grave et religieux du narrateur, naïveté de l'exposition, tout semble faire de l'Histoire de la conquête de Constantinople la suite des poëmes qui chantaient de Charlemagne et de Roland.

Les événements, ainsi que l'écrivain, se trouvaient encore sur la limite de la poésie. Ils étaient merveilleux comme une fiction, héroïques comme une chanson de geste. L'imagination des trouvères n'avait rien rêvé de plus grand que cette conquête fortuite d'un empire par une poignée de pèlerins, à peine assez nombreux pour assiéger une des portes de sa capitale et comme si le sort eût ménagé aux éléments de cette épopée naturelle un poétique contraste, il conduisait cette brave et rude féodalité, toute bardée de fer, toute inculte et naïve, au sein d'une civilisation vieillie et corrompue, au milieu du luxe et des perfidies de Byzance; il donnait Nicétas pour antithèse à Villehardouin.

Le grand mérite de l'historien français, c'est qu'il s'identifie si bien avec son sujet, qu'il est impossible de l'en distinguer. La narration et l'événement font corps ensemble: en lisant l'une on voit l'autre. On suit tous les mouvements de l'armée, toutes les délibérations des chefs on partage, par une vive sympathie, tous les dangers, toutes les inquiétudes, toutes les joies des pèlerins. L'écrivain ne se montre jamais que par de courtes et vives formules, qui raniment l'attention et passionnent le récit : « Or oïez une des plus grandes merveilles, et des greignor aventures que vous oncques oïssiez! Or, pourrez ouïr étrange prouesse. Et sachez que oncques Dieu ne tira de plus grands périls nuls gens comme il fit ceux de l'ost en cel jour.» Villehardouin fait mieux que raconter les faits, il en éprouve l'émotion et nous force à la

1. Il mourut en Thessalie, vers 1213.

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2. «Eh bien fut fière chose à regarder, que de Constantinople, qui tenoit trois lieues de front par devers la terre, ne put toute l'ost (l'armée) assiéger que l'une des portes. »

partager. Vous n'apprenez pas seulement ce qu'il vous dit, vous le voyez avec ses yeux, vous le sentez avec son âme; vous assistez à un spectacle imposant, auquel se joint le plaisir secret et continuel d'une admiration naïve, d'une joie presque enfantine : vous êtes heureux de vous trouver pour un jour capable de si jeunes impressions. Nous décrit-il la cour de Constantinople, nous y voyons le nouveau prince rétabli par les croisés, a l'empereur Sursac, si richement vêtu, que pour néant demandât-on homme plus richement vêtu, et l'empererix sa fame à côté de lui qui ère (était) moult belle dame, sœur le roi de Hongrie; des autres hauts hommes et des hautes dames y avoit tant, que on n'y pouvoit son pied tourner, si richement atornées que elles ne pouvoient plus, et tous ceux qui avoient été le jour devant contre lui, étoient ce jour tout à sa volonté. » Veut-il dépeindre le butin que firent les vainqueurs, on croit voir tous ces trésors rouler devant soi avec une prodigalité merveilleuse. Et fut si grand le gain fait, que nul ne vous en saurait dire la fin d'or et d'argent, et de vasselement, et de pierres précieuses, et de samis, et de drap de soie, et de robes vaires et grises, et hermines, et tous les chers avoirs qui onques furent trouvés en terre. Et bien témoigne Joffroi de Villehardouin li mareschaus de Champaigne à son escient pour verté, que puis que le siècle fut estoré, ne fut tant gagné en une ville. »

La naïveté et l'héroïsme s'entremêlent sans cesse dans ce tableau avec un charme inexprimable. La valeur des croisés est de trop bon aloi pour dissimuler les sentiments naturels qu'elle domine, mais n'étouffe pas. Quand ils se virent en face de cette prodigieuse Constantinople, qu'ils aperçurent ces hauts murs, ces riches palais, et ces églises innombrables qui étincelaient au soleil avec leurs dômes dorés; quand leurs regards se furent promenés « et de long et de lé (large) sur cette ville, qui de toutes les autres ère souveraine, sachez qu'il n'y eut si hardi à qui le cœur ne frémit.... et chacun regardoit ses armes, que par temps (bientôt) en auront mestier (besoin).

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Ce mouvement secret d'inquiétude ne les empêcha pas d'aborder bravement au rivage ennemi. C'était par une claire

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