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Influence de Rome.

Rome représente le principe du gouvernement; si elle coinbat, c'est pour unir, pour organiser dans un corps puissant toutes les nations qu'elle absorbe. A la suite de ses légions marchent ses légistes. Sa vraie littérature c'est son droit immortel, c'est-à-dire l'unité dans le commandement; c'est aussi l'éloquence du Forum, destinée à le faire prévaloir. Sa vie politique, c'est la fondation du pouvoir; son histoire, c'est l'épopée de la guerre et de la corquête.

Un sénat puissant, âme de Rome et du monde, attire et assimile tout élément étranger. La plèbe, c'est-à-dire les vaincus, les nouveaux Romains, lutte en vain au nom du principe humain de la liberté; le jour où la liberté semble tricmpher, où le sénat, ce pouvoir multiple, est convaincu d'impuissance à représenter la force centrale, ce jour-là se constitue la vraie forme de Rome, l'unité la plus formidable du commandement, le despotisme militaire, l'empire; forme si vitale, que par elle seule Rome organise définitivement le monde déjà conquis, et que le nom de cette puissance se prolonge à travers les temps modernes comme un objet d'admiration et de terreur, comme l'effroi de la liberté et la suprême ambition de quiconque aspire à fonder un vaste et énergique pouvoir.

Il est remarquable que c'est l'orgueil du commandement qui donne à la littérature romaine une originalité frappante. Dans sa poésie elle croit imiter la Grèce ; elle en copie toutes les formes; mais une pensée inconnue à la Grèce domine et agrandit cette imitation. Partout dans les poëtes latins audessus de ces riantes images de la mythologie s'élève l'image plus haute de l'immortelle cité : par delà les sommets de l'Olympe on découvre toujours les murailles de la grande Rome, altæ mania Romæ.

La Gaule soumise par Jules César se vit associée aux destinées de l'empire. Déchirée jusqu'alors par les rivalités sanglantes de ses peuples divers, elle connut pour la première fois l'unité et la calme d'un gouvernement régulier. Si la conquête avait été atroce, l'administration fut d'abord équi

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table. César semblait avoir donné Rome aux Gaulois plutôt que la Gaule à Rome : les légions, le sénat même s'ouvrirent pour ces nouveaux sujets de l'empire. Le droit civil se rapprochant de plus en plus de l'équité naturelle, et par conséquent du sens commun des nations, devint le plus fort lien de l'empire et la compensation de la tyrannie politique1. »

L'activité inquiète des Gaulois se tourna du côté des lettres: mais ils en embrassèrent surtout la partie lucrative et pratique. Les Gaulois comptèrent peu de philosophes, beaucoup de grammairiens et d'avocats. Le premier rhéteur qui s'établit à Rome fut le Gaulois Gniphon. L'un des orateurs les plus puissants fut aussi un Gaulois, Domitius Afer, accusateur plein d'énergie et courtisan déhonté de Caligula. La Gaule latine produisit des poëtes érudits comme Valérius Caton et Varron d'Atax (de l'Aude), puis des écrivains dont l'élégance égale la corruption, comme le romancier Pétrone. En général toute cette littérature n'est point gauloise, mais romaine : elle reproduit les mœurs et les idées des vainqueurs; mais, étrangère et venue trop tard, elle n'a pu saisir dans le cœur même de Rome le sentiment inspirateur qui a fait l'originalité de la littérature latine, le fier et sublime patriotisme de ces dominateurs du monde; elle a remplacé par les artifices du langage la simplicité sérieuse de la poésie et de l'éloquence.

Cependant la Gaule souffrait du mal universel de l'empire. La puissance romaine avait pour base l'esclavage: or, l'esclavage, que la guerre ne recrutait plus, devenait stérile par la cruauté des maîtres, comme la liberté par leur infâme corruption. La dépopulation des campagnes était effrayante: les arts déclinaient rapidement : la fiscalité impériale augmentait d'exigence à mesure que les malheureuses provinces étaient moins capables de la satisfaire. Les forces manquaient aux laboureurs, les champs restaient déserts; les cultures se changeaient en forêts. Alors les cultivateurs, désespérés par

1. Michelet, Histoire de France, t. I, p. 94.

2. Lactantius, De mortibus persecutorum, chap. vII et xx. On peut voir cette admirable description de Lactance traduite dans l'Histoire de France de M. Michelet, t. I, p. 99.

LITT. FR.

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la misère, coururent aux armes, et formèrent, sous le nom de Bagaudes, des troupes de vagabonds qui pillaient et brûlaient les campagnes. L'empereur Maximien écrasa ces malheureux, mais le massacre augmenta encore la solitude: le désert s'étendait chaque jour. Le peuple maudissait cette puissance romaine qui ne manifestait plus son action que par des rapines légales. Il tournait avec anxiété ses yeux vers le Nord, et invoquait de tous ses vœux les barbares, libérateurs terribles. Il appelle l'ennemi, disent les auteurs du temps; il ambitionne la captivité'!

«

Les barbares en effet devaient sauver les provinces, mais en détruisant l'empire. Il fallait qu'une dissolution universelle fit naître de nouvelles mœurs, de nouvelles institutions. Ici, comme dans toute organisation, une vie nouvelle ne pouvait être achetée qu'au prix de la mort et de toutes ses douleurs.

Est-ce à dire pourtant que cette envahissante Rome ne laisse rien sur le sol gaulois dont elle va se retirer? La langue même presque toute latine que nous parlons encore, atteste que la civilisation romaine survit à l'invasion qui semblait devoir l'engloutir. « Ce qui reste de Rome dans la Gaule est en effet immense. Elle y laisse l'administration, elle y a fondé la cité. La Gaule n'avait auparavant que des villages, tout au plus des villes: ces théâtres, ces cirques, ces aqueducs, ces voies que nous admirons encore sont le durable symbole de la civilisation fondée par les Romains, la justification de leur conquête de la Gaule. Telle est la force de cette organisaiton qu'alors même que la vie paraîtra s'en éloigner, alors que les barbares sembleront près de la détruire, ils la subiront malgré eux. Il leur faudra, bon gré, mal gré, habiter sous ses voûtes invincibles qu'ils ne peuvent ébranler : ils courberont la tête, et recevront encore, tout vainqueurs qu'ils sont, la loi de Rome vaincue. Ce grand nom d'empire, cette idée d'égalité sous un monarque, si opposée au principe aristocratique de la Germanie, Rome l'a déposé sur cette terre. Les rois bar

4. Bagat, gall. rassemblement.

2. Salvianus, De Gobernatione Dei, lib. V.

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bares vont en faire leur profit. Cultivée par l'Église, accueillie dans la tradition populaire, elle fera son chemin par Charlemagne et par saint Louis. Elle nous amènera peu à peu à l'anéantissement de l'aristocratie, à l'égalité, à l'équité des temps modernes 1. »

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Rome, avilie par tous les vices du despotisme, ne dominait plus le monde que pour le corrompre. Elle en vint à perdre la dernière de ses vertus, le courage militaire. Dès lors la fusion des peuples, l'association des races, qui paraît être dans P'histoire l'œuvre suprême de la Providence, sembla s'arrêter. Elle ne faisait que changer de marche : au lieu de l'absorption des peuples par une seule ville, on vit s'accomplir l'invasion tumultueuse de l'empire par toutes les nations barbares. La domination matérielle de Rome était condamnée à périr : ce qu'il y avait de juste, de vrai, de beau dans les civilisations antiques devait surrager comme une arche sainte sur ces flots d'un nouveau déluge. Les idées devaient conquérir les vainqueurs; de nouvelles mœurs, des vérités nouvelles, surgir du mélange de ces races inconnues, et le genre humain parvenir, à travers toutes les convulsions de l'histoire, à retrouver un jour la civilisation par l'indépendance. Les peuples que la Providence conviait à cette destruction régénératrice étaient vaguement connus des Romains et des Grecs sous le nom de Germains. César n'aperçoit que

. Michelet, Histoire de France, t. I, p. 444.— Voyez aussi Guizot, Cours Chistoire moderne, 11o leçon.

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leurs avant-postes : il subjugue et décrit quelques troupes détachées, enfants perdus de la barbarie, qui donnent l'idée de la race entière, à peu près comme un camp ressemble à une nation. Tacite pénètre plus avant : derrière la bande indisciplinée il entrevoit la tribu sédentaire, et soupçonne une civilisation dont son génie devine les traits les plus marquants. Toutefois ses investigations s'arrêtent aux bords de l'Elbe au delà il ne connaît que quelques noms. La critique moderne a tâché de dévoiler l'ensemble du tableau. De longs et patients travaux1 ont démontré l'unité essentielle de ces peuples divers, leur origine orientale, leur parenté lointaine avec les nations qui peuplèrent la Grèce et l'Italie. Enfin ils ont reconstruit, à l'aide des poëmes antiques de la Scandinavie et de l'Allemagne, l'image de cette civilisation incomplète, mais curieuse, qui a laissé encore de nombreuses traces dans la nôtre.

Cette vaste contrée qui s'étend au nord de l'Europe, de la mer Caspienne à l'océan Glacial, avec ses steppes immenses, ses pâturages sans bornes, ses marécages entrecoupés de sapins, ses forêts vierges de soixante journées de marche, fut comme le lit où s'épancha la race germanique. Des confins de l'Asie, où elle prend naissance, on peut suivre la grande horde de région en région; on peut compter ses étapes, dont chaque halte forme un peuple, Gètes, Goths, Lombards, Saxons, Burgondes, Scandinaves; jusqu'à ce que remplissant tout le Nord, touchant d'un côté à l'ancienne Perse, et par la Perse à l'Inde, ce berceau des races européennes, de l'autre à la mer du Nord et aux glaces de la Norvége, elle enveloppe l'empire romain et suspend sur sa tête la menace d'une formidable invasion.

Langue des Germains.

La langue, cette expression mobile du caractère d'un peuple, présente chez les Germains, comme la race ellemême, une incontestable unité. Elle accompagne les exilés,

4. Le plus récent et le plus complet de ce côté du Rhin, est l'ouvrage de F. Ozanam, les Germains avant le christianisme.

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