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a été faite. Ainsi les personnages de l'épopée ne doivent jamais agir sans un motif, sans un dessein raisonnable, et qui paroisse sensible au lecteur.

J'ai dit encore que l'intégrité d'une action consiste dans son commencement, son milieu et sa fin; ce qui veut dire exposition du sujet, noeud et dénouement. J'ai expliqué ce que sont ces trois choses, et je ne ferai qu'ajouter ici qu'il n'en est pas du dénouement de l'épopée, comme du dénouement de la tragédie. Dans celle-ci, le dénouement malheureux est le meilleur, parce que l'objet de la tragédie étant d'exciter la terreur et la pitié, ces deux passions sont portées au plus haut degré possible, lorsque nous voyons un héros. plus malheureux que coupable, succomber dans une entreprise qu'il a tentée lui-même, on qu'on a tentée contre lui. Mais quoique dans l'épopée il y ait et il doive y avoir beaucoup de ces situations terribles et attendrissantes, qui nous font frémir pour le héros, et nous arrachent des larmes ; néanmoins son principal objet, son objet essentiel, est de nous donner une grande vertu à admirer. Or, si cette grande vertu échouoit, elle ne seroit point, à proprement parler, digne de notre admiration, je veux dire d'une admiration entière, pure et sans mélange, parce que ce sentiment ne peut être vraiment excité et porté à son comble, que par le succès et la joie. Il faut donc que le héros, franchissant tous les obstacles, vienne heureusement à bout

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de son entreprise. Ainsi Achille, après avoir dompté sa colère, fait tomber sous ses coups Hector, le plus brave défenseur d'Illion. Ainsi Ulisse surmonte ses revers, et arrive à Ithaque. Ainsi Enée aborde en Italie, et triomphe de Turnus. Ainsi Godefroi dissipe les forces de l'Afrique et de l'Asie réunies contre lui, et s'empare de Jérusalem. Mais, dira-t-on, sans doute, le dénouement du Paradis perdu n'est-il pas malheureux? Non, parce que Adam n'est pas le héros du poëme : c'est Satan; et l'on voit aisément qu'il fait succomber le premier homme. C'est donc le Diable, dit l'abbé Batteux, qu'on nous donne à admirer. L'objet est singulier; mais il en faut juger comme d'une idée peintre, c'est-à-dire par l'exécution, plutôt que par le fond même du sujet.

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Il est quelquefois nécessaire de faire. suivre le dénouement, par le récit de quelques événemens qui tiennent essentiellement à l'action : c'est ce qu'on appelle achèvement. La réconciliation d'Achille avec Agamemnon fait le dénouement de l'Illiade, puisque le poëte ne s'étoit proposé, comme il le dit lui-même, que de chanter la colère d'Achille, et ses funestes effets. Mais cette réconciliation ne devrait pas en être la fin, parce qu'on auroit pu demander si elle avait changé la face des affaires. Il y avoit donc quelque chose à desirer après la cessation de la colère d'Achille. Il falloit qu'il combattît les Troyens, les mêt

en, déroute et triomphát d'Hector. Cet achèvement de l'action doit être court, autant qu'il sera possible: autrement il seroit froid.

J'ai dit enfin que l'unité d'action se prend du rapport de ses parties, de l'unité d'intérêt, et de l'unité de péril ou de plusieurs périls, pourvu que l'un soit une suite nécessaire de l'autre. Mais il ne faut pas croire que l'unité du personnage puisse faire ici l'unité de l'action. Le poëme épique n'est ni une histoire, comme la Pharsale de Lucain, la Guerre punique de Silius Italicus, où sont décrits plusieurs événemens décousus; ni la vie entière d'un héros, comme l'Achilléide de Stace. Il se borne au récit d'une seule action héroïque, pour la faire admirer et la proposer pour exemple.

Quant à l'unité de tems et de lieu, l'épopée n'y est point asservie comme la tragédie. On a calculé que la durée de l'action de l'Iliade est de quarante sept jours celle de l'Odyssée, qui ne commence qu'au départ d'Ulysse de l'ile d'Ogygie, est d'environ deux mois celle de l'Enéide, qui ne commence qu'à la tempête qui jette Enée sur les côtes d'Afrique, est de deux saisons, l'été et l'automne. Ainsi le temps que doit durer l'action, n'est pas fixe et marqué, mais la plupart des critiques s'accordent à dire que depuis l'endroit où le poëte commence sa narration, ce temps ne doit pas s'étendre au delà d'unc année.

Des épi

LETTRES. L'unité de l'action dans l'épopée n'ex- sodes dans clut point les épisodes. On a vu que ce le poème sont des actions particulières subordon- épique. nées à l'action principale. Ils doivent toujours être tirés du fond même du sujet ou, s'ils en sont éloignés, y être amenés par les circonstances. Pope compare le poëme épique à un jardin : la principale allée est grande et longue; et il y a de petites allées où l'on va quelquefois se délasser, qui tendent toutes à la grande. Cette comparaison me paroît juste, pourvu toutefois que ees allées ne soient pas en trop grand nombre: elles formeroient un labyrinthe dans lequel on pourroit s'égarer. Il en seroit de même des épisodes is noyeroient l'action principale, s'ils étoient trop multipliés. On a comparé aussi le poëme épique à un grand fleuve, qui se partage en rameaux, forme des îles qu'il embrasse, reçoit des torrens, des ruisdes rivières dans son sein. Mais il faut que ce soit toujours le même fleuve qui, suivant la même impulsion, aille se jeter dans l'Océan par une seule embouchure. Enfin le p ême épique a été comparé à un tableau où l'on voit une figure principale qui frappe par sa grandeur et sa beauté: mais il y en a aussi plusieurs autres dans une belle ordonnance et dans une juste proportion.

seaux,

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Toutes ces comparaisons peuvent donner suffisamment à entendre ce que sont les épisodes dans l'épopée. Mais pour faire connoître en même temps et l'effet qu'ils

doivent y produire, et la place qu'ils mé- ritent d'y occuper, il est à propos de distinguer ici les épisodes qui n'y sont que par occasion, et ceux qui y sont pour le besoin de l'action. Ceux de la première espèce sont des épisodes de pur agrément : le poëte ne les emploie que pour répandre dans son poëme un ornement de plus, ou pour délașser et pour égayer le lecteur. En voici un exemple.

Enée va demander du secours au roi Evandre, contre les peuples d'Italie qui veulent l'empêcher de s'établir dans ce pays. Il le trouve faisant un sacrifice ; et ce prince lui en raconte l'origine. Ce récit amené comme on le voit, bien naturellement, n'étoit pas absolument nécessaire. Si la circonstance exigeoit qu'Evandre instruisît Enée de l'événement qui avoit donné lieu à l'institution de ce sacrifice, il pouvoit lui dire, en quatre vers, que c'étoit la victoire remportée par Hercule sur Cacus, brigand qui ravageoit cette contrée. La description brillante et pittoresque de ce combat ne tient donc au poëme que par occasion. Ce n'est ici qu'un ornement qu'on pourroit supprimer, sans que l'action fût moins bien nouée, moins bien conduite, et sans qu'elle perdît le moindre degré d'intérêt.

Les épisodes qui sont dans l'épopée pour le besoin de l'action, y sont plus ou moins nécessaires, suivant la manière dont le poëte les emploie. Ainsi distinguons 1. celui qu'on nomme grand épi

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