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poëte qui travaille pour le théâtre, doit avoir continuellement sous les yeux. Boileau avoit bien raison de dire dans son épître à Racine:

Jamais Iphigénie en Aulide immolée,

N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée,
Que dans l'heureux spectacle à nos yeux étalé.
N'en a fait, sous ton nom verser la Chanmeslé (a).

gédie.

La scène tragique est généralement ou De l'amour verte à toutes les grandes passions. C'est-là dans la trale lieu où elles doivent se montrer avec tous les malheurs, toutes les misères qui en sont les suites funestes. Cependant il y a des auteurs qui voudroient que l'amour fût entièrement banni de nos tragédies. Voici en racourci les principales raisons qu'ils font valoir contre ceux qui sont d'un sentiment contraire,

1. Mettre de l'amour dans la tragédie, c'est en dégrader la majesté, parce que cette passion est d'un caractère badin qui ne s'accomode point avec la gravité tragique.

2o. L'amour, loin de répandre plus d'intérêt dans les tragédies modernes, ne les rend souvent que plus fades et plus languissantes. Aussi ne font-elles point sur les esprits ces fortes impressions que faisoient autrefois les

(a) Voyez ce mot, dans les notes, à la fin de ve Volume,

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tragédies grecques, qui déchiroient les entrailles par les seuls objets de terreur et de pitié qui y étoient présentés.

3o. En faisant soupirer les personnages tragiques, on les défigure; on leur donne presque toujours un caractère opposé à celui que l'histoire nous en a tracé. Nous ne reconnoissons point sur notre théâtre les héros de l'antiquité, parce qu'on en fait des princes efféminés et des courtisans voluptueux.

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4°. Le penchant naturel de la nation et du sexe à la galanterie, n'impose point la nécessité de mêler de l'amour dans nos pièces tragiques, puisque cette même nation, ce même sexe a admiré et admire encore Athalie, Mérope, la mort de César, et d'autres tragédies sans amour.

5o. Enfin une image trop vive de l'amour ne peut que corrompre l'esprit et amollir le cœur. Elle est au moins l'occasion du danger, si elle n'en est pas la cause et l'intérêt des bonnes mœurs exige qu'on rejette bien loin tout ce qui pourroit être une occasion dangereuse.

Les raisons qu'apportent ceux qui prétendent que l'amour est absolument nécessaire dans la tragédie, sont celles-ci.

1o. La tragédie doit exciter la terreur et la pitié par l'image des dangers et des malheurs que les passions entrainent après elles. Or, l'amour fougueux, violent, jaloux, aveugle et cruel, n'est que trop souvent le principe dees dangers et de ces malheurs qui

nous effraient et qui nous attendrissent. Cette passion est donc nécessaire dans la tragédie.

2°. Si les Grecs et les Romains n'en ont point fait usage, c'est parce que ces républicains aimoient leur liberté jusqu'à l'excès. Ennemis nés des rois et de la monarchie, ils étoient assez satisfaits de voir dans leurs tragédies des princes opprimés et humiliés, des Souverains détrônés et malheureux, D'ailleurs ils n'avoient point de comédiennes: les rôles de femmes étoient joués par des hommes masqués; et l'amour eût été ridicule dans leur bouche.

3°. Ce n'est pas défigurer les héros de l'antiquité, que de leur donner de l'amour, pourvu qu'on conserve le fond de leur caractère. Cette passion ne peut pas alors les rendre méconnoissables sur notre théâtre.

4°. Il n'y a que des passions fondées sur des sentimens conformes à ceux des spectateurs, qui font une grande impression sur eux. Ainsi nos coeurs étant tournés à la galanterie, le plus sûr moven de les émouvoir, est de leur retracer la peinture de ces mouvemens qui leur sont les plus familiers. D'ailleurs il faut plaire aux femmes, qui jugent des ouvrages de théâtre par sentiment; et ce ne seroit pas flatter leur goût, que de leur donner des tragé

dies sans amour.

5°. Enfin la peinture de l'amour n'est pas dangereuse par elle-même : elle ne l'est que par l'excès de licence qu'on s'y donne, Or,

ce n'est pas là un motif suffisant pour en in terdire l'usage; ou bien il faut entièrement proscrire les choses indifférentes et même les meilleures, par la raison de l'abus qu'on peut en faire.

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Il seroit inutile ici d'approfondir et de développer ces différentes raisons, sur lesquelles on étaie les deux sentimens opposés touchant l'amour dans la tragédie. On voit assez que ni les unes ni les autres ne manquent point de solidité. Quelle est donc la conséquence qu'on doit en tirer? Faut-il que l'amour règne dans toutes nos tragédies. Faut-il qu'il en soit entièrement banni? Voltaire me paroît tenir un juste milieu cntre ces deux sentimens; et je n'aurois pas de peine à croire que le sien fût approuvé même des esprits les plus rigides. Voici ce qu'il dit dans son Discours sur la Tragédie qu'il a mis à la tête de Brutus. Vouloir de l'amour dans toutes les tragédiés, me paroît un goût efféminé; l'en proscrire tonjours est une mauvaise humeur bien déraisonnable.... L'amour dans une tragédie n'est pas plus un défaut essentiel que dans l'Enéide: il n'est à reprendre, que quand il est amené mal à propos ou sans art.... Le mal est que l'amour n'est souvent chez nos héros que de la galanterie..... Pour qu'il soit digne du théâtre tragique, il faut qu'il soit le neend nécessaire de la pièce et non qu'il soit amené par force, pour remplir le vide des tragédies. Il faut que ce soit une passion véritablement tragique, regardée comme une foiblesse et

BELLES-LETTRES. combattue par des remords. Il fant (qu'on remarque ceci) ou que l'amour conduise aux malheurs et aux crimes, pour faire voir combien il est dangereux, ou que la vertu en triomphe, pour montrer qu'il n'est point invincible. ?

Ces dernières paroles expriment parfaitement la manière dont l'amour doit être présenté sur la scène tragique. Tant qu'il y sera peint sous l'un de ces deux côtés seulement, je ne crois pas qu'il puisse séduire l'innocence, ou amollir encore davantage les coeurs foibles et trop sensibles. C'est au poëte à ne jamais s'écarter de ce principe, et à faire toujours céder l'intérêt de sa propre gloire à celui des bonnes moeurs et de la

vertu.

Peignez donc, j'y consens, les héros amoureux
Mais ne m'en formez pas des bergers doucereux.
Qu'Actrille ainé autrement que Thircis et Philène.
N'allez pas d'un Cyrus nous faire un Ártamène (1)
Et que l'amour souvent de remords combattu,
Paroisse une foiblesse et non une vertu (2).

Le style de la tragédie est le style qui Style de la convient aux personnes du premier rang. Tragédie.

(1) Roman de Mademoiselle Scudéri. C'est le nom qu'elle donne à Cyrus, ce fameux roi des Peises, dans les voyages qu'elle lui fait entreprendre.

(a) Boileau, Art Poét., chap. III.

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