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tout ce raisonnement est inconscient, comme le précédent. L'homme ne concevait jusqu'ici la volonté que comme la cause de certains effets; il la connait maintenant comme l'effet d'une certaine cause. Cela lui permet d'en affirmer la présence en lui-même, alors que ses effets, c'est-à-dire sa réalisation matérielle, sont contrariés par d'autres désirs ou par les circonstances extérieures.

L'homme voit encore qu'à la vivacité de l'idée sensible et au degré du plaisir ou de la peine ressentis correspondent l'énergie des mouvements et des actes exécutés, et la durée de l'effort. Il en conclut que le principe, qui relie l'un à l'autre les deux termes du rapport causal, doit avoir une énergie égale à celle de chacun d'eux ; et par là il possède un moyen de mesurer la force de la volonté. Les faits analysés suffiraient à montrer que nous n'avons qu'une science indirecte, et à expliquer l'illusion d'une connaissance directe de la volonté; mais ces faits ne sont toujours que des circonstances extérieures de la volonté. D'autres circonstances plus essentielles encore ajoutent aux chances d'erreur de nos jugements sur la volonté. Il n'arrive que très-rarement, en effet, que le désir trouve à se réaliser aussitôt après qu'il a été formé. Il s'écoule toujours un temps plus ou moins long avant l'exécution; et tout cet intervalle est rempli par le sentiment pénible, bien qu'ordinairement adouci sans doute par l'espérance, de la nonsatisfaction, des contrariétés de l'attente, de la privation, (tension, impatience, vive ardeur, langueur du désir). Tantôt ces déplaisirs de l'attente se prolongent jusqu'à la disparition graduelle du désir; tantôt la certitude de l'impuissance et la ruine de toute espérance causent le mécontentement absolu, la douleur, et le désespoir, si le désir conserve toute sa force sans recevoir aucune satisfaction. Tantôt enfin le contentement et le plaisir viennent couronner les vœux de l'âme. Tous ces sentiments accompagnent ou suivent le désir, et lui doivent exclusivement naissance. Comme la conscience les saisit, ils sont à vrai dire pour elle les représentants directs du désir. Le désir en réalité ne doit

être considéré que comme leur cause; mais, par un effet de l'illusion déjà mentionnée, il semble que dans ces sentiments on saisisse le désir lui-même. De même que le désir en général n'est connu que par les sentiments qui l'accompagnent, ainsi chaque espèce de désirs n'est connue que par l'espèce de sentiments qui lui sont particulièrement associés. Le rapport constant du désir et des sentiments se reconnaît encore en ce point que, pour démêler la nature spéciale du désir, la conscience s'éclaire de la connaissance particulière des motifs qui précèdent ou des actes qui suivent la détermination volontaire. Mais il est clair que l'erreur est possible, si les sentiments qui accompagnent le désir (l'attente et l'espérance en général) sont les seuls signes qui manifestent l'action de la volonté. On est exposé en effet å rapporter ces sentiments à des désirs dont on a déjà l'expérience, mais qui sont tout à fait étrangers au cas dont il s'agit.

Cela se voit dans les instincts et surtout dans celui de l'amour. L'amant ignore le but métaphysique que poursuit l'instinct; il rapporte faussement la passion et l'espoir qui le consument au désir de ce qui n'est ici qu'un moyen (l'union avec telle personne), et par suite il se promet une félicité toute particulière avec cette personne aussi la déception lui est-elle très-pénible. Si néanmoins une félicité infinie se rencontre dans l'amour, il n'y a en cela aucune contradiction. L'intuition inconsciente du but métaphysique fait naître un désir infini, qui éveille à son tour l'espoir illimité d'une jouissance sans bornes; mais la conscience ne peut définir la nature du bonheur qu'elle poursuit et qui ne se réalise jamais. Il faut répéter ici : « l'espoir était tout ton partage ».

Les sentiments qui accompagnent les désirs présentent souvent des caractères tout spéciaux. Ils sont accompagnés de sensations physiques, que les modifications du cerveau, correspondant à ces sentiments, éveillent par une action réflexe dans les centres nerveux voisins. L'emportement provoque l'afflux du sang. La crainte et l'effroi causent

l'arrêt du sang, la difficulté de respirer et le tremblement. L'ennui et le chagrin consument lentement la vie par leur influence. La rage impuissante nous étouffe et menace de nous faire éclater. L'émotion fait couler les larmes : il semble que la poitrine et l'estomac se fondent. Le désir nous consume de langueur; l'amour des sens nous enveloppe de ses flammes; la vanité cause au cœur comme des tressaillements. La tension intellectuelle, la réflexion prolongée ou la méditation sont accompagnées de la sensation d'une tension produite par les mouvements réflexes des diverses parties de la peau de la tète, selon les parties du cerveau en travail. La confiance, la fermeté indomptable, la ferme résolution ont leurs contractions musculaires spéciales; le dégoût, ses mouvements péristaltiques de l'œsophage et de l'estomac, etc.

Les sentiments doivent en partie leur caractère au mélange de toutes ces sensations physiques : chacun le reconnaîtra sans peine. Nous avons déjà montré à la fin du chap. III, 2o partie, que leur nature ne dépend pas moins des idées inconscientes qui les accompagnent. L'homme croit donc avoir de trois manières une conscience directe de sa volonté parce qu'il saisit: 1° la cause qui la produit: le motif; 2o les sentiments qui l'accompagnent et la suivent; 3° les effets qu'elle produit ou l'acte matériel. Mais sa conscience ne possède réellement ainsi que l'idée du contenu ou de l'objet de la volonté. Il n'est pas étonnant après cela que l'on croic prendre directement conscience de la volonté, et que l'illusion soit si tenace et tellement fortifiée par l'habitude, que la science de l'éternelle inconscience de la volonté ne puisse que difficilement se produire et s'établir solidement dans la conviction. Mais qu'on s'observe attentivement dans quelques cas, et l'on reconnaîtra la vérité de mon assertion. Celui qui s'imagine que la conscience saisit la volonté elle-même n'a besoin que d'un peu d'attention pour reconnaître que la conscience ne saisit en réalité que l'idée abstraite : « je veux », et aussi l'idée qui répond au contenu de la volonté. Si l'on pousse plus

loin l'analyse, on reconnaît que l'idée abstraite « je veux », nous est venue par l'une des trois voies décrites plus haut, ou par toutes les trois à la fois. L'analyse la plus pénétrante ne nous découvre rien de plus dans la conscience. Il est encore à remarquer que l'on se fàche (ce que chacun fait), en se voyant obligé de renoncer à une opinion invétérée. On se dit : « Morbleu! je puis pourtant vouloir ce que je veux et quand je veux; je sais bien que je puis vouloir; la preuve, c'est que je veux maintenant. >> Mais ce que l'on prend ici pour la perception directe du vouloir n'est que la conscience d'une sensation réflexe vaguement localisée, et surtout d'un sentiment d'opiniâtreté, ou simplement d'une conviction fermement arrêtée. L'illusion. qui nous fait croire que nous avons conscience de notre volonté vient des causes de la seconde espèce: elle naît des sentiments qui accompagnent le vouloir. On s'en convaincra aisément si on se donne la peine de faire l'expérience.

Enfin j'ai une dernière raison décisive à faire valoir en faveur de la nature inconsciente de la volonté; et la question reçoit ici une solution directe. Chaque homme ne sait ce qu'il veut qu'autant qu'il connaît son propre caractère; qu'il est familier avec les lois psychologiques qui président aux rapports du motif et du désir, du sentiment et du désir, et déterminent la force des différents désirs; et qu'il sait calculer à l'avance le résultat de leur mutuelle opposition, et prévoir la volonté qui en est la résultante. Satisfaire à - toutes ces conditions, ce serait l'idéal de la sagesse. Le sage idéal seul connait toujours ce qu'il veut; les autres hommes savent d'autant moins ce qu'ils veulent, qu'ils sont moins habitués à s'observer, à étudier les lois psychologiques, à mettre leur jugement au-dessus des troubles de la passion, à prendre en un mot la raison consciente (comme cela a été dit au chap. XI, 2e partie) comme le guide unique de leur vie. L'homme sait d'autant moins ce qu'il veut qu'il se confie davantage à l'Inconscient, aux suggestions du sentiment. Les enfants et les femmes le savent rarement et seulenient dans des cas très-simples; les animaux, selon toute

vraisemblance, l'ignorent encore bien plus complétement. Si la science de la volonté n'était pas un produit indirect du raisonnement et de l'expérience, mais une donnée directe de la conscience, comme le plaisir, la peine ou l'idée, on ne comprendrait pas du tout comment il arrive si souvent qu'on croie sûrement avoir voulu une chose, et qu'on ne soit convaincu qu'ensuite et par les faits euxmêmes d'avoir voulu tout autre chose (voir plus haut p. 279 et 280). Lorsqu'il s'agit des choses que la conscience perçoit directement, comme par exemple la douleur, il ne peut être question d'une pareille erreur. Ce que l'on perçoit en soi-même, on le possède réellement en soi, on le saisit immédiatement dans son être propre.

Puisque la volonté en elle-même est inconsciente dans toutes les circonstances, on comprend qu'il n'importe en aucune façon à la volonté, pour que le plaisir ou le déplaisir soient conscients, qu'elle soit associée elle-même à une idée consciente ou inconsciente. Le déplaisir étant en opposition avec la volonté, il est indifférent, pour qu'il devienne conscient, que l'idée, qui forme le contenu de la volonté, soit consciente ou inconsciente; cela pourrait tout au plus avoir de l'influence sur la conscience du plaisir. Si le contenu de la volonté est une idée consciente, il est facile de voir que la satisfaction de cette volonté peut devenir consciente mais, même avec une idée inconsciente pour objet, il en peut être de même, grâce aux sentiments et aux perceptions qui accompagnent la volonté. Si, dans un nombre de cas n, tels sentiments et perceptions qui accompagnent la volonté ont, un nombre de fois m, eu pour résultat un déplaisir, tandis qu'il en a été autrement un nombre de fois n-m, on conclut instinctivement que ces sentiments et ces perceptions sont le signe d'une volonté inconsciente, qui m fois n'a pas été satisfaite, c'est-à-dire a engendré le déplaisir; et l'on en déduit immédiatement qu'un nombre de fois n-m elle doit avoir été satisfaite. Ainsi les satisfactions de la volonté, par suite d'un contraste semblable, peuvent être connues par la conscience, même

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