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troisième. Le désespoir qui succède aux illusions du premier stade n'a pas encore suffisamment étouffé l'égoïsme humain, pour qu'il ne se rattache pas de toutes ses forces à la dernière espérance qu'il rencontre encore : l'espérance de la félicité future. Il faut que cette dernière ancre de salut lui soit arrachée, et qu'il désespère complétement d'atteindre la félicité avec son cher moi, pour qu'il puisse donner accès dans son cœur à des pensées de détachement absolu, pour qu'il consente à travailler uniquement au bonheur des générations futures et n'aspire qu'à se dévouer au processus universel, au bien futur du tout.

Le monde romain avait bien ressenti et pratiqué le détachement de l'individu; mais il ne travaillait qu'à étendre la puissance d'une race, d'une communauté politique trèsrestreinte. Il avait agrandi l'égoïsme de l'individu en lui substituant celui de la, race, et poursuivi dans l'intérêt de ce dernier les fantômes de la gloire et de la domination. Il s'agit aujourd'hui d'élargir la conscience humaine, et d'en faire une conscience et une volonté cosmiques; en quelque sorte de faire succéder à la personnalité égoïste le désintéressement de la volonté impersonnelle; de s'élever à la conscience que les individus comme les nations ne sont que des rouages ou des ressorts dans le grand mécanisme de l'univers, et n'ont comme tels d'autre tâche, d'autre devoir que de travailler à l'évolution universelle, l'unique fin qu'il faille poursuivre.

Une telle conception, un tel oubli de soi-même ne trouvait pas naturellement l'ancien monde assez mûr pour être accepté de lui. On peut encore justifier l'intérim du christianisme par une considération accessoire et extérieure: il fallait que les progrès de l'industrie eussent rendu possible la communication des diverses parties du monde, et que les grands instruments de la communauté future dans la vie terrestre, les nationalités, eussent eu le temps de se constituer. Indépendamment de tout cela, on doit reconnaître qu'un progrès considérable vers la vérité a été fait de la première à la seconde période de l'illusion, puisqu'on y a

conquis la conviction que le bonheur ne réside pas dans le présent du processus. On ne réalise pas un progrès moindre dans le passage du second au troisième stade, puisqu'on y comprend que le moyen de s'affranchir des maux présents ne doit pas être cherché dans l'individu, mais en dehors de l'individu; non en dehors du processus du monde, mais dans le processus lui-même; que le salut futur du monde ne s'obtiendra point par le renoncement, mais par le dévouement à la vie; et que ce dévouement à la vie, qui serait insensé si on l'appliquait à l'individu, n'a un sens que s'il sert l'avenir du processus universel.

Sans doute, la faiblesse humaine ne permet pas que le passage du second au troisième stade soit autre chose qu'une négation partielle de cette dernière vérité, c'est-à-dire qu'un retour partiel au premier stade de l'illusion. Comment l'homme croira-t-il fortement à la possibilité d'une félicité future sur la terre, s'il considère l'état présent de la vie comme absolument mauvais, et tout espoir de félicité dans la vie présente comme absolument vain.

Aussi les principes, posés par la Réforme, de libre recherche et de libre critique conduisent indirectement sans doute à la destruction graduelle du dogme chrétien, à la condamnation absolue de ses espérances; mais nous voyons en même temps succéder à « cette espérance d'une autre existence, qui fait toute la félicité chrétienne » le réveil de l'art et de la science antiques, l'épanouissement de l'activité politique et commerciale, le développement de l'industrie, le mouvement de la pensée dans tous les sens, en un mot l'amour de la vie partout renaissant.

Les progrès gigantesques réalisés dans toutes les directions, après le long arrêt du moyen âge, enflammèrent l'espérance de progrès bien plus considérables encore; et l'on vit, comme dans toutes les époques où les progrès réalisés semblent pleins de promesses, un siècle d'optimisme, dont le représentant théorique est surtout Leibniz. (Aujourd'hui le développement politique des peuples, en se rapprochant rapidement de son but, engendre un semblable

optimisme sous le rapport politique.) Mais néanmoins l'empire d'une idée aussi grandiose que l'idée chrétienne ne se laisse que lentement et insensiblement détruire. Il est curieux d'étudier sous ce rapport l'histoire de la philosophie moderne. Kant, effrayé de l'abîme où l'entraînent les conséquences de ses principes, fait un retour en arrière et se hâte de confier son âme au Dieu chrétien, dont il rétablit triomphalement la doctrine à l'aide du concept pratique de l'impératif catégorique. Hégel cherche, par le jeu d'une dialectique qui combine des symboles, à sauver quelquesuns des principes essentiels du christianisme. Schelling s'arrête par un mouvement désespéré devant l'abîme, et prétend très-sérieusement tirer de l'analyse de l'Ètre la déduction des trois personnes de la Trinité chrétienne; il revient humblement dans la conclusion de son dernier système au dogme de la révélation positive.

Un seul philosophe rompt absolument, et sans réserve, avec le christianisme, et lui refuse tout rôle dans l'avenir. C'est Schopenhauer. Il paye sans doute cette supériorité, en se perdant dans l'ascétisme suranné du bouddhisme. Incapable de s'élever à la conception d'un principe positif de développement historique pour l'avenir, il se montre inintelligent et indifférent en face des grands efforts de notre temps, qui ont trouvé chez tous les autres philosophes modernes de si dévoués apologistes. Évidemment l'œuvre que poursuit le génie du monde croît tous les jours en étendue, en puissance, en intérêt. L'Antechrist agrandit incontestablement son empire. Bientôt le christianisme ne gardera plus que l'ombre de la puissance qu'il avait au moyen âge, et redeviendra ce qu'il était au commencement, la consolation dernière des pauvres et des affligés.

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Troisième stade de l'illusion.

LE BONHEUR EST CONÇU COMME RÉALISABLE DANS L'AVENIR
DU PROCESSUS DU MONDE.

Cette période est dominée surtout par la croyance à l'évolution progressive et spontanée des choses, par l'application qu'on fait de cette idée au monde comme un tout, et par la foi dans le progrès. La philosophie antique, à l'exception d'Aristote, ne nous en offre aucune trace. Aristote lui-même limite l'application de l'idée du progrès au développement organique de l'individu. En tout cas, il n'a exercé, ni chez ses contemporains, ni au moyen âge, aucune influence sérieuse sur le développement de la doctrine du progrès intellectuel.

Les Romains n'admettent d'autre progrès que celui de la puissance romaine. L'esprit juif, de sa nature stationnaire et immobile, est étranger et même hostile à l'idée du progrès, au point qu'un Mendelssohn lui-même ose bien soutenir et défendre contre un Lessing l'impossibilité d'une marche progressive du monde.

Le christianisme catholique n'est pas moins que le judaïsme fermé à tout changement, et constitué une fois pour toutes. Il n'aspire qu'à étendre ses idées, non à rendre plus profond l'empire de Dieu. S'il a développé son dogme durant les premiers siècles, c'est comme malgré lui, et en cherchant uniquement à le fixer. Les hommes de la Réforme euxmêmes n'avaient nullement l'intention de perfectionner la doctrine chrétienne, mais seulement de la purifier des abus qui s'y étaient glissés et de lui restituer sa première forme.

Chez Spinoza, l'inflexible nécessité de l'activité éternelle sans âme et sans but, qui fait ressembler la mobile diversité des formes de l'existence finie au jeu indifférent, je dirais presque à la fantaisie capricieuse du hasard, ne se prête en aucune façon à l'idée du progrès. C'est Leibniz le premier qui a, comme à nouveau, découvert ce principe; et qui, en même temps, l'a développé dans toute son étendue, et suivi dans ses applications les plus variées. On peut dire, en ce sens, qu'il est le véritable apòtre du monde moderne.

Lessing a fait de ce principe une grandiose application dans son éducation de l'humanité; les œuvres de Schiller en sont profondément pénétrées. Herder s'en inspire dans ses idées sur la philosophie de l'histoire; et Kant, dans plusieurs essais d'un esprit éminemment philosophique sur la philosophie de l'histoire (Euv., vol. VII, n° xII, XV, XIX). L'idée du progrès vit surtout dans la philosophie de Hégel, pour qui la vie universelle n'est que l'évolution progressive et spontanée de l'Idée. (Voir mes Études et essais sect. D, N° III, le Panlogisme de Hégel.)

Le mécanisme total du monde n'est que le processus grandiose d'un développement unique. C'est ce qui ressort de plus en plus clairement des découvertes des sciences modernes. L'astronomie n'est plus condamnée à étudier seulement la genèse de notre système planétaire. Les ressources nouvelles, que l'analyse spectrale fournit à ses investigations, lui permettent de pénétrer plus avant dans le cosmos. Elle compare, dans leur état actuel, les divers soleils ou étoiles fixes, les nébuleuses les plus éloignées; et arrive à les concevoir comme les différentes phases d'un long développement. Les unes ont été plus rapides; les autres plus lentes mais elles nous représentent dans leur ensemble l'évolution totale du cosmos. La photométrie et l'analyse spectrale s'unissent, pour suivre ensemble cette évolution. dans l'histoire des diverses planètes. La chimie et la minéralogie cherchent à étudier notre propre planète avant la période de ce refroidissement, dont le progrès graduel jusqu'à l'époque présente nous est raconté par le témoignage,

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