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coup, des prétendues jouissances dont le monde serait redevable à la science et à l'art. Quant aux jouissances véritables qu'il faut bien reconnaître, elles doivent être achetées par une certaine peine : bien que je ne conteste pas sans doute que la jouissance n'y soit supérieure à la peine. Mais enfin personne ne niera qu'il en coûte de produire une œuvre, quelque plaisir qui se mêle à sa production. Le génie ne tombe pas du ciel tout formé : l'étude qui doit le développer, avant qu'il soit mûr pour porter des fruits, est une tâche pénible, fatigante, où les plaisirs sont rares d'ordinaire, sauf peut-être ceux qui naissent de la difficulté vaincue et de l'espérance. Chaque art comporte une partie mécanique dont il faut d'abord se rendre maître. Le savant doit connaître tout ce qui a été trouvé avant lui dans le genre d'études auquel il s'est adonné; autrement son œuvre n'est pas au courant de ce qui a été fait. Que de livres ennuyeux il faut lire, uniquement pour s'assurer qu'ils ne contiennent rien d'utile, ou pour extraire péniblement un grain d'or de tout un monceau de sable. Ce ne sont pas assurément là des peines médiocres. Si, au prix de toute cette préparation et de ces études préliminaires, on s'est mis en état de produire quelque chose soi-même, les seuls moments heureux qu'on traverse sont ceux de la conception; mais bientôt leur succèdent les longues heures de l'exécution mécanique, technique, de l'œuvre. Et l'on n'est pas toujours disposé à la production. Si l'on n'était pas pressé par le désir d'en finir dans un espace de temps déterminé, de ne pas trop tarder; si l'ambition ou l'amour de la réputation n'aiguillonnait pas l'auteur; si des considérations extérieures ne lui commandaient pas de se hâter; si enfin le spectre baillant de l'ennui ne se dressait pas derrière la paresse: le plaisir qu'on se promet de la production ne suffirait pas à en faire oublier les fatigues; et, malgré tout, il arrive assez souvent qu'on ne peut travailler à son cher ouvrage.

Le musicien et le savant, s'il est en même temps professeur, sont souvent obligés d'oublier leur vocation pour

s'acquitter des devoirs uniformes et mécaniques de l'emploi qu'ils exercent. Le dilettante est encore moins heureux, lorsqu'il essaie de produire. Comme son goût et son jugement sont bien supérieurs à son génie, il n'est jamais satisfait de ce qu'il produit, à moins de se repaître d'illusions vaniteuses. Les déplaisirs du simple amateur sont relativement bien moindres. La science lui en impose cependant de plus pénibles que l'art. Lire un gros livre de science n'est pas un petit travail pour l'entreprendre, il faut se faire violence; et c'est là un effort dont la plupart des gens seraient incapables, s'ils devaient n'en retirer qu'une simple jouissance.

Le plaisir d'entendre ou de contempler les œuvres de l'art est à coup sûr celui qui donne le moins de peine. On me trouvera peut-être bien délicat d'attacher tant d'importance aux incommodités qu'il présente. Et cependant elles sont assez sérieuses pour que, avec les progrès de l'âge et le souci croissant du bien-être, les simples amateurs renoncent aux jouissances de l'art. Au nombre de ces incommodités, je citerai la visite des galeries de tableaux, la chaleur et l'exiguïté des salles de théâtre ou de concert, le danger de prendre froid, la fatigue de voir ou d'entendre. Ce qui ajoute à la fatigue, c'est qu'on veut en parcourant la galerie être admiré pour sa démarche, et faire dans la salle de concert une entrée remarquée: on aurait bien assez de voir ou d'entendre la moitié des choses. Je ne dirai rien du plaisir que l'on peut firer de la contemplation des œuvres d'amateur et des compliments obligés dont il la faut accompagner : mes lecteurs pourraient être aussi des auteurs amateurs.

Concluons peu d'hommes, parmi ceux qui semblent avoir le goût des plaisirs de la science ou de l'art, en ont véritablement la vocation. La plupart la simulent par ambition, vanité, par un intérêt professionnel ou pour d'autres raisons. Ceux qui sont capables de ressentir ces jouissances, doivent les acheter par toutes sortes de sacrifices, gros ou petits. La somme des plaisirs que la science et l'art par eux-mêmes procurent au monde est donc insignifiante en

regard de la somme des maux qui le désolent. Et d'ailleurs ces plaisirs s'adressent surtout à des âmes qui ressentent plus vivement que les autres le malheur de l'existence; qui le ressentent même si profondément, que ces autres plaisirs ne suffisent pas à les en consoler. Ajoutez enfin que les plaisirs de cette espèce sont plus que tous les autres plaisirs de l'esprit limités au présent, tandis que presque toutes les autres joies sont anticipées par l'espérance. Cela tient à une raison exposée plus haut, à ce que la volonté qui agit ici n'est éveillée que par la perception sensible qui la satisfait en même temps.

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Quand le sommeil n'est pas accompagné de rêves, il constitue un état parfait de repos pour le cerveau et la conscience cérébrale. Aussitôt que le cerveau entre en activité, le jeu des rèves recommence. Cet état d'inconscience absolue rend impossible toute sensation de plaisir ou de peine. S'il survient une excitation nerveuse capable de provoquer le plaisir ou la peine, elle interrompt aussi l'état d'inaction du cerveau. Le sommeil inconscient est donc par rapport à la conscience humaine, c'est-à-dire à la conscience cérébrale, comme le zéro même de la sensibilité. Cela n'empêche pas que les autres centres nerveux, comme la moelle épinière et les ganglions, ne continuent d'exercer leur conscience spéciale. Il est même nécessaire qu'il en soit ainsi pour que la respiration, la digestion, le mouvement du sang puissent se continuer. Mais il n'y a lå qu'une conscience profondément animale, qui ne dépasse pas le niveau de la conscience inférieure d'un poisson ou d'un ver. Elle n'est qu'un élément sans importance du bonheur humain. Pourtant, dans cette conscience animale des centres nerveux inférieurs, le plaisir et la peine peuvent successivement trouver place. Mais il faut que les fonctions

de la vie négative suivent leur cours normal et sans interruption pour que le plaisir se produise, en admettant toutefois qu'une telle conscience animale soit capable de percevoir ce plaisir; tandis que tout désordre est immédiatement ressenti, et que la souffrance se crée toujours une conscience capable de la percevoir.

On est toujours exposé à croire à tort que le sommeil inconscient est accompagné d'un sentiment de bien-être plus clair qu'il n'est en réalité c'est qu'on pense alors au sentiment de bien-être qu'on éprouve souvent au moment de s'endormir ou de se réveiller, c'est-à-dire dans les états qui forment la transition du sommeil à la veille, et vice versa. La conscience cérébrale intervient bien ici, et le bien-être est perçu par la conscience cérébrale; mais on oublie que cette perception cérébrale s'évanouit dans le sommeil sans rêves. Le bien-être que ressentent mes centres nerveux inférieurs ne produit en moi aucune idée, parce que le moi, auquel on devrait le rapporter pour cela, est justement le moi de la conscience cérébrale. Malgré tout, le sommeil inconscient est l'état relativement le plus heureux, puisqu'il est le seul état, à nous connu dans la vie normale du cerveau, d'où la douleur soit complétement absente.

Pendant le rêve, au contraire, toutes les misères de la vie réelle troublent le sommeil; et les plaisirs de la science et de l'art, qui pourraient réconcilier l'homme intelligent avec la vie, sont justement les seuls qui ne s'y laissent pas ressaisir. Ajoutez que la joie ne se présente d'ordinaire dans le sommeil que sous la forme vague d'une disposition agréable, joyeuse, comme un sentiment général d'ètre délivré du corps, d'être suspendu, de voler en l'air, etc. La souffrance, au contraire, n'y a pas le caractère d'une disposition vague, mais se produit sous les formes les plus déterminées, comme l'irritation, l'ennui, la dispute, la lutte, l'impossibilité incompréhensible d'atteindre ce que l'on veut, ou les chicanes et les contrariétés de toute sorte. En moyenne, le jugement qu'on porte sur le prix du rêve doit

être le même qu'on porte sur la vie réelle, et même, pour toute une partie, plus défavorable.

Il y a sans doute un plaisir à s'endormir promptement, parce que la fatigue rend la veille intolérable et que le sommeil nous délivre de cette souffrance. Le réveil doit être un plaisir pour certaines gens: il ne m'a jamais produit cet effet. Je crois même que l'on confond l'état du réveil avec l'état agréable où l'on se trouve parfois lorsqu'en se réveillant on se sent encore fatigué, qu'on n'est pas obligé de se lever, et qu'on peut continuer de sommeiller à demiéveillé. Mais combien peu d'hommes sont en état de goûter ce plaisir! Je ne puis croire qu'il soit agréable de passer promptement du sommeil à la pleine activité de la veille; je trouverais plutôt une souffrance à me sentir obligé d'échanger la douceur du repos et du sommeil contre les incommodités de la journée. Après qu'on a entièrement réparé ses forces par un sommeil suffisant, la fatigue de la veille au soir est complétement dissipée, et les facultés qui servent au travail et à la jouissance se retrouvent dans le statu quo; mais ce n'est pas là un plaisir positif; la sensibilité se trouve prête seulement pour de nouvelles impressions. C'est une souffrance incontestable que de se sentir encore fatigué par le manque de sommeil. L'impossibilité de se réserver un temps de repos suffisant avant le travail est la condition d'un grand nombre d'hommes appartenant aux classes pauvres. J'ai entendu dire à des paysans westphaliens que toute la famille, après avoir donné la journée au travail des champs, devait filer encore la nuit pendant plusieurs heures, pour gagner misérablement trois pfennigs de plus par heure.

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Par le désir d'amasser j'entends surtout la recherche du nécessaire, c'est-à-dire de l'habitation, de la nourriture, des vêtements, pour soi et pour les siens. Je ne rappellerai

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