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sur les mêmes accessoires; et il me semble que tout seroit beaucoup mieux lié si, avant je ne me sentois plus la force, on transposoit une secrette et douce langueur s'emparoit de moi : j'aimois déjà le poison qui se glissoit de veine en veine, et qui pénétroit jusques à la moëlle de mes os. Cette image, ainsi transposée, prépareroit ce que Télémaque dit de sa foiblesse de son impuissance à résister au torrent, de l'oubli de sa raison et des malheurs de son père. Il peint parfaitement ses efforts et sa foiblesse, lorsqu'il se compare à un homme qui nage contre le cours d'une rivière; mais cette comparaison porte sur une supposition fausse, qu'on peut remonter un torrent rapide. Quand il ajoute ainsi mes yeux commençoient à s'obscurcir, la figure ne paroît pas assez soutenue. D'ailleurs, il y a quelque chose de louche dans ce tour, car il semble d'abord qu'il compare ses yeux à l'homme qui nage, et dans le vrai il ne les compare qu'à l'épuisement où il se le repré

sente.

Mais, malgré les critiques, ce morceau, je le répète, est fort beau. Il est aisé d'être plus correct que Fénélon; mais il est difficile de penser mieux que lui: il y a des principes pour l'un, il n'y en a point pour l'autre.

Voici une suite d'idées principales.

« La chute des empires vous fait sentir qu'il » n'est rien de solide parmi les hommes ». << Mais il vous séra surtout utile et agréable » de réfléchir sur la cause des progrès et de » la décadence des empires

« Car

* Car tout ce qui est arrivé étoit préparé » dans les siècles précédens ».

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Et la vraie science de l'histoire est de » remarquer les dispositions qui ont préparé » les grands changemens ».

« En effet, il ne suffit pas de considérer » ces grands événemens; il faut porter son » attention sur les mœurs, le caractère des peuples, des princes et de tous les hommes » extraordinaires qui y ont quelque part ».

Toutes ces idées sont liées. Si un esprit ordinaire ne trouvoit rien à y ajouter, il feroit mieux de s'y borner que d'alonger ses phrases sans donner plus de jour ni plus de force à ses pensées. Mais à un homme de génie, elles se présentent avec tous les accessoires qui leur conviennent, et il en forme des tableaux où tout est parfaitement lié. Il n'appartient qu'à lui d'être plus long sans être moins précis. Ecoutons Bossuet.

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Quand vous voyez passer comme en un » instant devant vos yeux, je ne dis pas » les rois et les empereurs, mais les grands empires qui ont fait trembler tout l'univers; quand vous voyez les Assyriens anciens et » nouveaux, les Mèdes, les Perses, les Grecs, >> les Romains, se présenter devant vous suc»cessivement, et tomber, pour ainsi dire, les uns sur les autres; ce fracas effroyable » vous fait sentir qu'il n'y a rien de solide parmi les hommes, et que l'inconstance et l'agitation est le propre partage des choses

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» humaines.

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» Mais ce qui rendra ce spectacle plus utile

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» et plus agréable, ce sera la réflexion que » vous ferez non-seulement sur l'élévation et » sur la chute des empires, mais encore sur » les causes de leurs progrès, et sur celles de >> leur décadence.

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>> Car le même Dieu qui a fait l'enchaîne»ment de l'univers, et qui, tout-puissant par » lui-même, a voulu, pour établir l'ordre, » que les parties d'un si grand tout dépen» dissent les unes des autres : ce même Dieu

a voulu aussi que le cours des choses hu» maines eût sa suite et ses proportions: je >> veux dire que les hommes et les nations ont >> eu des qualités proportionnées à l'élévation » à laquelle ils étoient destinés, et qu'à la ré>> serve de certains coups extraordinaires où >> Dieu vouloit que sa main parût toute seule, il n'est point arrivé de grand changement qui n'ait eu ses causes dans les siècles pré» cédens.

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a

» Et comme dans toutes les affaires il y » ce qui les prépare, ce qui détermine à les >> entreprendre, et ce qui les fait réussir, la » vraie science de l'histoire est de remarquer » dans chaque temps les secrettes dispositions qui ont préparé les grands changemens, et >> les conjectures importantes qui les ont fait

>>

>>

» arriver.

» En effet, il ne suffit pas de regarder seule»ment devant ses yeux, c'est-à-dire, de con» sidérer les grands événemens qui décident tout-à-coup de la fortune des empires. Qui » veut entendre à fond les choses humaines. doit les reprendre de plus haut; et il lui

>> faut observer les inclinations et les mœurs » ou, pour dire tout en un mot, le caractère » tant des peuples dominans en général, que » des princes en particulier, et enfin de tous > les hommes extraordinaires qui, par l'impor»tance du personnage qu'ils ont eu à faire dans le monde, ont contribué en bien ou en mal au changement des états, et à la fortune publique ».

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Il n'y a rien à désirer dans ce passage; tout y est conforme à la plus grande liaison des idées; je n'y vois pas même un mot qu'on puisse retrancher où changer de place.

On pourroit comparer le tableau que Bossuet fait des Égyptiens avec celui que Fénélon fait des Crétois; mais ces morceaux seroient longs à transcrire. Si vous faites vous-même cette comparaison, vous remarquerez facilement que le style de Bossuet a l'avantage de la précision et de l'ordre, et que, par conséquent, le tissu en est mieux formé.

CHAPITRE II I.

De la coupe des phrases.

La liaison des idées, si on sait la consulter, doit naturellement varier la coupe des phrases, et les renfermer chacune dans de justes proportions. Les unes seront simples, les autres composées, et plusieurs formées de deux membres, de trois ou davantage. La raison en est, que toutes les pensées d'un

:

discours ne sauroient être susceptibles d'un même nombre d'accessoires. Tantôt les idées, pour se lier, veulent être construites ensemble; d'autres fois, elles ne veulent que se suivre il suffit de savoir faire ce discernement. Le vrai moyen d'écrire d'une manière obscure, c'est de ne faire qu'une phrase où il en faut plusieurs, ou d'en faire plusieurs où il n'en faut qu'une. Si deux idées doivent se modifier, il faut les réunir; si elles ne doivent pas se modifier, il faut les séparer.

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« Le même Dieu qui a fait l'enchaînement » de l'univers, et qui, tout-puissant par luimême, a voulu, pour établir l'ordre, que les parties d'un si grand tout dépendissent les » unes des autres; ce même Dieu a voulu aussi » que le cours des choses humaines eût sa suite » et ses proportions: je veux dire, que les » hommes et les nations ont eu des qualités proportionnées à l'élévation à laquelle ils étoient destinés; et qu'à la réserve de certains coups extraordinaires où Dieu vouloit » que sa main parût toute seule, il n'est point » arrivé de grand changement qui n'ait eu ses » causes dans les siècles précédens ».

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Vous voyez que tout le premier membre de la période de Bossuet est destiné à modifier Fidée de Dieu; et cela doit être, parce que c'est comme ordonnateur de l'univers, que Dieu a marqué aux choses humaines leur suite et leurs proportions. L'unique objet de Bossuet est d'expliquer comment il n'arrive rien qui n'ait ses causes dans les siècles précédens. En rassemblant dans une période

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