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PREFACE

Il y a quelque temps qu'il me tomba entre les mains un Livre Latin sur les Oracles des Payens, composé depuis peu par Mr. Van-Dale, Docteur en Medecine, et imprimé en Hollande. Je trouvay que cet Auteur détruisoit avec assez de 5 force ce que l'on croit communément des Oracles rendus par les Demons, et de leur cessation entiere à la venuë de lesusChrist; et tout l'Ouvrage me parut plein d'une grande connoissance de l'Antiquité, et d'une érudition tres-étenduë 1. Il me vint en pensée de le traduire, afin que les Femmes, et ceux 10 mesme d'entre les Hommes qui ne lisent pas si volontiers du Latin, ne fussent point privez d'une lecture si agreable et si utile. Mais je fis reflexion que la traduction de ce Livre ne seroit pas bonne en son espece, quoy que le Livre soit fort bon dans la sienne. M. Van Dale n'a écrit que pour les Sçavans, 15 et il a eu raison de negliger des agrémens dont ils ne feroient

10 pas volontiers 1698 12-14 une traduction ne seroit pas bonne pour l'effet que je prétendois 1698.

1. Le P. Baltus est moins élogieux. Il reconnaît à Van Dale << beaucoup de lecture à la vérité et d'érudition », mais « fort confuse et fort mal digérée »; Réponse, Préface, 13; et il juge (Ibid., 14) « entassez confusément les uns sur les autres » les passages grecs et latins cités par le savant hollandais. On ne peut pas dire que le P. jésuite ait tout à fait tort.

aucun cas . Il rapporte un grand nombre de Passages qu'il cite tres-fidellement, et dont il fait des Versions d'une exactitude merveilleuse 2 lors qu'il les prend du Grec; il entre dans la discussion de beaucoup de points de critique, quelquefois peu 5 necessaires, mais toûjours curieux 3. Voilà ce qu'il faut aux Gens doctes; qui leur égayeroit tout cela par des reflexions, par des traits ou de Morale, ou mesme de Plaisanterie, ce seroit un soin dont ils n'auroient pas grande reconnoissance. De plus, M.

1. Cette question des « agréments » ou des « ornements » est une de celles qui ont alors le plus vivement préoccupé écrivains et critiques. En voici une preuve, empruntée aux Nouvelles de la République des Lettres (fév. 1687).« Voit-on des Livres remplis de science, mais destituez d'agrémens, tout aussi-tôt on blâme l'Auteur. En voit-on d'autres où la délicatesse ne soit point mêlée d'une érudition profonde, on se jette encore sur la médisance : on veut que l'Auteur ne sache rien, et que l'autre ne sache pas vivre. C'est précipiter son jugement, c'est pure témérité. Il faloit considerer avant toutes choses le but de l'Auteur; car s'il n'a écrit que pour ces têtes scientifiques qui ne sentent rien, lorsqu'une littérature touffue et pesamment armée ne les frappe pas, il est fort louable de s'être épargné la peine de polir son Livre. S'il n'a écrit que pour les personnes de bon goût, et pour divertir utilement ceux qui ne se font pas un métier de la profession des Lettres, il est fort louable d'avoir écarté de son chemin une partie de l'érudition qui s'offroit à lui, et d'avoir ménagé plus de place aux choses susceptibles des agrémens bien tournez. Les fins connoisseurs ne se laissent pas duper sur ces différentes manieres, mais les autres plus nombreux, sans comparaison, prennent aisément le change. »>

2. Ce n'était pas l'opinion du P. Baltus, qui rapporte (Réponse, 148) les mots de Fontenelle, et ajoute : « quoy qu'il soit évident qu'il [Van Dale] n'a fait que les_copier pour la plus-part, tels qu'il ́ ́ les a trouvez dans les anciens Traducteurs ». Le reproche n'est pas seulement sévère, il est inexact. Quand il emprunte une traduction, Van Dale en cite toujours l'auteur; il la revoit avec soin, parce que l'expérience lui a appris quels inconvénients il y avait à ne pas vérifier toujours par soi-même; mais, « la plus part » du temps, c'est sa propre traduction qu'il donne. « Coactus fui quoque non semel corrigere Versiones me longè in Graeca linguâ versatiorum: quod tamen non eo animo à me factum fuit, ut ipsorum auctoritati aut famae minimum quid detraherem; Sed 1. ut materiae mihi propositae inde major lux accederet, si quandoque tales viri peccassent ablepsia in iis quae à nobis citanda essent; eorumque auctoritas veritati apud imperitiores ne obesset. 2. Ut illi quibus non nimis magna istius linguae peritia, eò magis cautè versarent circa versiones aliorum... » Ce sont de fort louables scrupules. · On peut voir (235) que Van Dale souligne volon

tiers les erreurs de traduction des autres.

3. On en trouvera des exemples dans Van Dale, 37, 42, 45-53, 135.

Van-Dale ne fait nulle difficulté d'interrompre tres-souvent le fil de son discours, pour y faire entrer quelque autre chose qui se presente, et dans cette parenthese-là il y enchasse une autre parenthese, qui mesme n'est peut-estre pas la derniere'; il a 5 encore raison, car ceux pour qui il a pretendu écrire, sont faits à la fatigue en matiere de lecture, et ce desordre sçavant ne les embarasse pas 2. Mais ceux pour qui j'aurois fait ma Traduction ne s'en fussent guere accommodez si elle eust esté en cet estat; les Dames, et pour ne rien dissimuler, la 10 pluspart des Hommes de ce Païs-cy, sont bien aussi sensibles à l'agrément ou du tour, ou des expressions, ou des pensées, qu'à la solide beauté des recherches les plus exactes, ou des discussions les plus profondes. Sur tout, comme on est fort paresseux, on veut de l'ordre dans un Livre, pour estre 15 d'autant moins obligé à l'attention. Ie n'ay donc plus songé à traduire, et j'ay cru qu'il valoit mieux en conservant le fond et la matiere principale de l'Ouvrage, luy donner toute une autre forme. I'avoue qu'on ne peut pas pousser cette liberté plus loin que j'ay fait; j'ay changé toute la disposition du Livre, j'ay retranché tout ce qui m'a

1. Cf. entre autres passages, Van Dale, Dissertatio prima, 20-21, 121129 et 222-233.

2. « J'aprouve la liberté qu'il [Fontenelle] s'est donnée, de tourner ce que j'avois avancé dans mes deux dissertations... au genie de sa Nation. Celui de nos peuples est un peu different: Ils se défient furieusement du tour de l'esprit et des graces du langage, et ne se fatiguent point en matiere de faits contestez du nombre des preuves, pourvû qu'elles soient solides et sinceres. » Lettre de Monsieur Van Dale à un de ses amis... (Nouv. de la Rép. des Lettres, mai 1687). Van Dale a bien senti lui-même le défaut de son œuvre, et il s'excuse souvent de ses digressions: « Verum redeamus in viam nobis propositam... Nos hanc rem non agimus. Quare reflectam me in viam unde diverti... » etc., Quant aux « agréments » du langage, il s'en est fort peu soucié. « Porro si cui minus Latinè subinde locutus videar (quod vereor ne nimis saepe mihi, si non pene perpetuo, accidat) cogitet me non ob verba, sed ob res scripsisse... Quam ob rem confido stilum meum, à Cordatioribus, modo rationes et exempla quæ adduco suffecerint, facilè veniam impetraturum. » Préface, 20. Sur l'impossibilité pour Van Dale de suivre un plan, cf. plus bas, chap. XII.

etc.

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paru avoir ou peu d'utilité en soy ou trop peu d'agrément pour recompenser le peu d'utilité ; j'ay ajoûté non seulement tous les ornemens dont j'ai pû m'aviser, mais encore assez de choses qui prouvent ou qui éclaircissent ce qui est en ques5 tion sur les mesmes faits et sur les mesmes Passages que me fournissoit M. Van-Dale j'ay quelquefois raisonné autrement que luy, je ne me suis point fait un scrupule d'inserer beaucoup de raisonnemens qui ne sont que de moy 2; enfin j'ay refondu tout l'Ouvrage, pour le remettre dans le mesme estat où je 10 l'eusse mis d'abord selon mes veuës particulieres, si j'avois

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C'est

I avoir peu d'utilité 1728 5 en question; sur les mesmes faits, 1698, 1707, 1713, 1742. enquestion. Sur les mesmes faits, 1728. évidemment la ponctuation qui s'impose; et il est surprenant que Fontenelle ait laissé l'erreur si longtemps. On remarquera que l'édit. de 1707 et celle de 1713 ont une ponctuation moins forte, et que l'édition de 1742 la reproduit.

1. « Il est vray qu'il change et renverse terriblement toute l'Oeconomie de mon ouvrage...

Destruit, aedificat, mutat quadrata rotundis ».

Van Dale, Lettre à un de ses amis.

Le principal «< changement », c'est que l'ordre des deux Dissertations latines a été interverti, et que Fontenelle, très logiquement, a examiné d'abord quels étaient les auteurs probables des oracles, avant de se demander si les oracles avaient été réduits au silence « par la venuë de Jesus-Christ ». Si Van Dale ne fut pas complètement satisfait des modifications que lui avait fait subir l'adaptation française, du moins eut-il le bon esprit de reconnaître que la nouvelle «< disposition » valait mieux, et il la reproduisit lui-même dans la seconde édition qu'il donna de son ouvrage, en 1700. Antonii van Dale | Poliatri Harlemensis | de | Oraculis | Veterum Ethnicorum | Dissertationes duae, I quarum nunc prior agit de eorum Origine atque Auctoribus; | Secunda de ipsorum Duratione et Interitu. Editio secunda plurimum adaucta... » etc. Dans la rere édition, la 1 Dissertation va de 1 à 181; dans la 2o édition, de 425 å $78; dans l'édition de 1683, la 2o dissertation s'étend de 182 à 476; dans celle de 1700, de 1 à 424. Il est même curieux de noter que Van Dale, à l'imitation de Fontenelle, a divisé sa rere dissertation en dix-huit chapitres, et sa 2o en sept; mais il n'y a aucun rapport, pour le contenu, entre les divisions de l'écrivain français et celles de son imitateur : la ressemblance n'est donc que formelle.

2. On trouvera ces modifications et ces additions dans nos notes, surtout aux chap. IV, V, VI, VII de la Première Dissertation, et au chap. v de la Seconde.

eu autant de sçavoir que M. Van-Dale. Comme j'en suis extrémement éloigné, j'ay pris sa Science, et j'ay hazardé de me servir de mon esprit, tel qu'il est ; je n'eusse pas manqué sans doute de prendre le sien si j'avois eu affaire aux mesmes 5 Gens que luy. Au cas que cecy vienne à sa connoissance, je le supplie de me pardonner la licence dont j'ai usé1, elle servira à faire voir combien son Livre est excellent, puis qu'assurément ce qui luy apartient icy paroistra encore tout-à-fait beau, quoy qu'il ait passé par mes mains. ΙΟ Au reste, j'aprens depuis peu deux choses qui ont rapport à ce Livre. La premiere que j'ay prise dans les Nouvelles de la Republique des Lettres 2, est que M. Moebius, Doyen des Professeurs en Theologie à Leipsic, a entrepris de refuter M. Van-Dale. Veritablement il luy passe que les Oracles n'ont 15 pas cessé à la venuë de Jesus-Christ, ce qui est effectivement incontestable quand on a examiné la question; mais il ne luy peut acorder que les Demons n'ayent pas esté les Auteurs des Oracles. C'est déja faire une brèche tres-considerable au Sistême ordinaire, que de laisser les Oracles s'étendre au delà 20 du temps de la venuë de Jesus-Christ, et c'est un grand préjugé qu'ils n'ont pas esté rendus par des Demons, si le

1. Van Dale ne fut qu'à moitié satisfait de l'adaptation. Cf. sa Lettre à un de ses amis (Nouvelles de la République des Lettres, mai 1687). Van Dale avait tort: c'est à Fontenelle seul qu'il doit d'être connu aujour

d'hui.

2. Dans les Nouvelles de la République des Lettres (juin 1686), Bayle annonçait ainsi l'ouvrage du « Doyen ». D. Georgii Mabii Tractatus Philologico-Theologicus de Oraculorum origine, propagatione et duratione, etc.,cum vindiciis adversùs D. Anton. Van Dale, nunc ad multorum desiderium, tertia vice editus, etc. C'est-à-dire, de l'origine, du progrès et de la durée des Oracles du Paganisme. Lipsiæ, sumptibus Justini Brandi, 1685,in-4. Il l'analyse rapidement, en montre les lacunes et les faiblesses, et pour donner une idée de l'esprit critique de l'auteur, termine son compte rendu en rappelant que, dans ce même livre, Moebius examine « si les Apôtres ont fait le voyage de l'Amérique, et il soutient qu'oui», parce qu'« il croit que les Apôtres passerent à pied des Indes en Amérique »>! Mobius et le P. Thomassin ont été malmenés aussi par Van Dale (Lettre à un de ses amis).

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