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Porphire avoüoit si volontiers que les Oracles estoient rendus par de mauvais Demons. Ces mauvais Demons lui estoient d'un double usage. Il s'en servoit, comme nous avons vû, à rendre inutiles, et mesme desavanta5 geux à la Religion Chrestienne les Oracles dont les Chrestiens prétendoient se parer, mais de plus, il rejettoit sur ces Genies cruels et artificieux, toute la folie et toute la barbarie d'une infinité de Sacrifices, que l'on reprochoit sans cesse aux Payens.

C'est donc attaquer Porphire jusque dans ses derniers retranchemens, et c'est prendre les vrais interests du Christianisme, que de soûtenir que les Demons n'ont point esté les auteurs des Oracles1.

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CHAPITRE VI.

Que les Demons ne sont pas suffisamment établis par le
Platonisme 2.

Dans les premiers temps, la Poësie et la Philosophie estoient la mesme chose, et toute sagesse estoit renfermée dans les Poëmes. Ce n'est pas que par cette alliance la 20 Poësie en valust mieux, mais la Philosophie en valoit

16 par le Paganisme 1713

18 la même chose: toute sagesse 1728.

1. Van Dale, 3 et 183. On le voit, le chapitre est tout entier de Fontenelle. Et ce n'est ni le moins original, ni le moins vigoureusement lié.

2. Il est curieux que Fontenelle, à partir de 1713, ait substitué Paganisme à Platonisme dans le titre d'un chapitre où il n'est guère question que de Platon.

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beaucoup moins 1. Homere et Hesiode ont esté les premiers Philosophes Grecs, et delà vient que les autres Philosophes ont toûjours pris fort serieusement ce qu'ils avoient dit, et ne les ont citez qu'avec honneur 2.

Homere confond le plus souvent les Dieux et les Demons, mais Hesiode distingue quatre especes de natures raisonnables, les Dieux, les Demons, les Demidieux ou Heros, et les marque la durée de la vie

Hommes. Il va plus loin, il des Demons; car ce sont des

10 Demons, que les Nimphes dont il parle dans l'endroit que nous allons citer, et Plutarque l'entend ainsi.

Une Corneille, dit Hesiode, vit neuf fois autant qu'un homme; un Cerf quatre fois autant qu'une Corneille; un Corbeau trois fois autant qu'un Cerf; le Phenix neuf fois 15 autant qu'un Corbeau; et les Nimphes enfin dix fois autant que le Phenix.

On ne prendroit volontiers tout ce calcul que pour une pure rêverie poëtique, indigne qu'un Philosophe y fasse aucune reflexion, et indigne mesme qu'un Poëte 20 l'imite; car l'agrément luy manque autant que la verité :

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mais Plutarque n'est pas de cet avis. Comme il voit qu'en supposant la vie de l'homme de 70. ans, ce qui en

1. On reconnaît bien là l'auteur du traité Sur la poésie en général, et Van Dale n'a rien à revendiquer ici, pas plus que dans la citation d'Hésiode et son commentaire, dans les réflexions philosophiques sur un point particulier du système de Platon, et enfin et surtout dans la fine et ironique analyse du mythe de l'Amour chez le philosophe grec. C'est donc encore un des chapitres où Fontenelle a le plus mis du sien.

2. Van Dale, 190: « Poetas nullos adduxi, ut pote qui delectationis ergo, non serio de Diis ac Daemonibus locuti sunt, licet eam in rem à Plutarcho allegetur Hesiodus. » — - Mais Fontenelle ne dédaignait pas d'« égayer » son livre au moyen de quelques « ornements » ; il a donc lu le traité de Plutarque Sur la cessation des Oracles, et y a pris (chap. X, XI et XII) ce qu'il dit ici d'Homère, d'Hésiode, et du commentaire de Plutarque en y ajoutant ses réflexions, malicieuses à son

ordinaire.

est la durée ordinaire, les Demons devroient vivre 680400. ans, et qu'il ne conçoit pas bien qu'on ait pû faire l'experience d'une si longue vie dans les Demons, il aime mieux croire qu'Hesiode par le mot d'âge 5 d'homme, n'a entendu qu'une année. L'interpretation n'est pas trop naturelle; mais sur ce pied-là on ne conte pour la vie des Demons que 9720. ans, et alors Plutarque n'a plus de peine à concevoir comment on a pû trouver que les Demons vivoient ce temps-là. De plus, 10 il remarque dans le nombre de 9720. de certaines perfections Pithagoriciennes, qui le rendent tout-à-fait digne de marquer la durée de la vie des Demons. Voila les raisonnemens de cette Antiquité si vantée.

Des Poëmes d'Homere et d'Hesiode les Demons ont 15 passé dans la Philosophie de Platon. Il ne peut estre trop loüé de ce qu'il est celuy d'entre les Grecs qui a conceu la plus haute idée de Dieu; mais cela mesme l'a jetté dans de faux raisonnemens. Parce que Dieu est infiniment élevé au dessus des hommes, il a crû qu'il devoit 20 y avoir entre lui et nous des especes moyennes qui fissent la communication de deux extremitez si éloignées 1, et par le moyen desquelles l'action de Dieu passast jusqu'à nous. Dieu, disoit-il, ressemble à un triangle qui a ses trois costez égaux, les Demons à un triangle qui 3 avoir l'expérience 1687.

1. Fontenelle pourrait bien aussi avoir pris cette idée au même dialogue, chap. x. C'est Cléombrote qui parle : « 'Euoi dè doxovo! πλείονας λῦσαι καί μείζονας ἀπορίας οἱ τὸ τῶν δαιμόνων γένος ἐν μέσῳ θεῶν καὶ ἀνθρώπων, καὶ τρόπον τινὰ τὴν κοινωνίαν ἡμῶν συνάγον εἰς ταὐτὸ καὶ συνάπτον ἐξευρόντες. » Du moins est-il assez legitime de conjecturer que ces idées lui auront été rappelées par ce passage de Plutarque.

n'en a que deux égaux, et les hommes à un triangle qui les a inégaux tous trois. L'idée est assez belle, il ne luy manque que d'estre mieux appuyée.

Mais quoy? ne se trouve-t-il pas aprés tout, que 5 Platon a raisonné juste, et ne sçavons-nous pas certainement par l'Ecriture Sainte qu'il y a des Genies Ministres des volontez de Dieu, et ses Messagers auprés des hommes ? N'est-il pas admirable que Platon ait découvert cette verité par ses seules lumieres naturelles?

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J'avoue que Platon a deviné une chose qui est vraye, et cependant je luy reproche de l'avoir devinée. La revelation nous assure de l'Existence des Anges et des Demons, mais il n'est point permis à la raison humaine de nous en assurer. On est embarassé de cet espace 15 infiny qui est entre Dieu et les hommes, et on le remplit

de Genies et de Demons, mais de quoy remplira-t-on l'espace infiny qui sera entre Dieu et ces Genies, ou ces Demons mesmes? Car de Dieu à quelque creature que ce soit, la distance est infinie. Comme il faut que l'action 20 de Dieu traverse, pour ainsi dire, ce vuide infiny pour aller jusqu'aux Demons, elle pourra bien aller aussi jusqu'aux hommes, puis qu'ils ne sont plus éloignez que de quelques degrez, qui n'ont nulle proportion avec ce premier éloignement. Lors que Dieu traite avec les 25 hommes par le moyen des Anges, ce n'est pas à dire que les Anges soient necessaires pour cette communication, ainsi que Platon le pretendoit, Dieu les y employe pour des raisons que la Philosophie ne penetrera jamais, et qui ne peuvent estre parfaitement connues que de luy 30 seul.

Selon l'idée que donne la comparaison des Triangles,

3 mieux fondée 1687.

on voit que Platon avoit imaginé les Démons, afin que de Creature plus parfaite, en Creature plus parfaite on montast enfin jusqu'à Dieu, de sorte que Dieu n'auroit que quelques degrez de perfection par dessus la premiere 5 des Creatures. Mais il est visible que comme elles sont toutes infiniment imparfaites à son égard, parce qu'elles sont toutes infiniment éloignées de luy, les differences de perfection qui sont entre elles, disparoissent dés qu'on les compare avec Dieu; ce qui les éleve les unes 10 au dessus des autres, ne les approche pourtant pas de luy.

Ainsi à ne consulter que la raison humaine, on n'a point besoin de Démons, ny pour faire passer l'action de Dieu jusqu'aux hommes, ny pour mettre entre Dieu et 15 nous quelque chose qui approche de luy, plus que nous ne pouvons en approcher.

Peut-estre Platon luy-mesme n'estoit-il pas aussi seur de l'Existence de ses Démons que les Platoniciens l'ont esté depuis. Ce qui me le fait soupçonner, c'est qu'il 20 met l'Amour au nombre des Démons, car il mesle souvent la galanterie avec la Philosophie, et ce n'est pas la galanterie qui lui réussit le plus mal. Il dit que l'Amour est Fils du Dieu des Richesses, et de la Pauvreté, qu'il tient de son Pere la grandeur de courage, l'élevation des 25 pensées, l'inclination à donner, la prodigalité, la confiance en ses propres forces, l'opinion de son merite, l'envie d'avoir toûjours la preference, mais qu'il tient de sa Mere cette indigence, qui fait qu'il demande toûjours, cette importunité avec laquelle il demande, cette timi30 dité qui l'empesche quelquefois d'oser demander, cette disposition qu'il a à la servitude, et cette crainte d'estre

13 on n'a besoin 1742.

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