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Sa Réponse semble avoir excité d'assez vives espérances chez les ennemis de l'écrivain philosophe. L'ouvrage leur paraît « très bon et d'un homme très maître de sa matière» 1 ; il est « regardé avec beaucoup d'estime » 2; Fontenelle y est «< bien étrillé » 3, etc. Tout au plus peut-on regretter que le livre du Jésuite ne soit pas «< plus vif et plus éveillé, car la matière estoit belle »4, et après tout << un peu de sel et d'espices » n'eût rien «< gasté » 5. Mais <«< il fait voir l'impiété, l'ignorance et la hardiesse de celuy qu'il réfute d'une manière incontestable » ... Autant d'éloges par trop évidemment intéressés : il faut en rabattre. Le seul mérite de Baltus et de ses instigateurs est d'avoir flairé, dans l'Histoire des Oracles, « le détestable venin, le funeste poison de l'impiété », et d'avoir pensé que, l'oeuvre de Fontenelle une

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| de l'Academie françoise. | Dans laquelle on réfute le Systéme de | Mr. Van-Dale, sur les Auteurs des Ora | cles du Paganisme, sur la cause et le temps de | leur silence; et où l'on établit le sentiment |_des Peres de l'Eglise sur le même sujet. A Strasbourg, chez Jean Renauld Doulssecker. | MDCCVII. » - Le livre de Baltus (XXII-374 pages, avec table des matières initiale et index final) se compose de trois parties. La première (1-129) comprend vingt chapitres et « réfute les fausses raisons supposées aux Peres de l'Eglise et aux anciens Chrêtiens», en rapportant « les véritables qui les ont persuadez, que les Oracles des Payens estoient rendus par les démons ». Dans la seconde (130-247, quatorze chapitres), « on répond aux autoritez et aux raisons que l'Auteur apporte, pour prouver directement, que les Oracles du Paganisme n'ont pas esté rendus par les démons ». Dans la troisième (248-374, seize chapitres), « on montre que les Oracles du Paganisme ont cessé aprés la naissance de JESUSChrist, par le pouvoir de sa croix et l'invocation de son nom; et l'on répond aux raisons alléguées au contraire par l'Auteur de l'Histoire ». Il n'a donc pas fallu à Baltus moins de deux «< parties >> et de trentequatre chapitres pour répondre à la première dissertation de Fontenelle, la première « partie » réfutant les chap. I-VI et la seconde « partie répondant aux chap. VII-XVIII.

1. Lettre de Renaudot au duc de Noailles, du 1er juillet 1707, publiée par M. L.-G. Pélissier, dans la Revue d'histoire littéraire de la France, 1902, p. 147.

2. Lettre de Le Verrier au duc de Noailles, du 3 sept. 1707. Ibid., 1899, p. 624.

3. Lettre de Renaudot au duc de Noailles, du 15 juil. 1707. Ibid., 1902, p. 284.

4. Id., 30 sept. 1707. Ibid. 1902, p. 292.
5. Id., 14 oct. 1707. Ibid., 1902, p. 293.
6. Id., 1er juil. 1707. Ibid., 1902, p. 147.

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fois ruinée, celle de Van Dale ne pouvait plus guère être dangereuse. Mais leur erreur a été forte, s'ils ont cru qu'il y avait une réfutation véritable dans la Réponse, et qu'elle pouvait servir d'antidote à l'« infernal » poison.

On imaginerait difficilement, en effet, médecin plus médiocre et plus piètre avocat. La maladresse n'a d'égale chez lui que la naïveté ou l'inintelligence 2. Que d'une simple tradition, point universellement acceptée d'ailleurs, il s'avise de faire une question de dogme et qu'il aille établir en partie sa religion sur le plus ruineux des fondements et le plus misérable, c'est sans doute une imprudence souveraine 3, quoi qu'en puisse penser son confrère Tournemine 4, et nous pouvons la noter au passage sans y insister autrement, ces choses n'étant pas de notre compétence. Mais en vérité Fontenelle ne pouvait souhaiter contradicteur plus insignifiant. Au cartésien qui ne reconnaît d'autre critérium de la certitude que l'évidence démontrée par la raison, invariablement et sans jamais se lasser il oppose le respect dû au consentement universel, à la tradition, à la majestueuse autorité des Pères de l'Église. On attendrait des raisonnements et des preuves: il apporte des affirmations gratuites, qu'il croit renforcer en les répétant à satiété, toujours disposé à donner son adhésion solennelle à ce qui est précisément en litige. Se peut-il même que l'on ose discuter de certains sujets ? et ne ferait-on pas mieux de répondre à tous ces prétendus raisonneurs par le mépris du silence? << Tous les Peres de l'Eglise ont soûtenu que les démons avoient esté les Auteurs des Oracles du Paganisme, et que ces Oracles avoient été miraculeusement réduits au silence par le

1. Baltus, Réponse, Préface, 18.

2. Il faut lire le début de la troisième partie de sa Réponse, p. 248. 3. Voir l'opinion de Voltaire, Essai sur les mœurs, Introduction, xv, 135, édit. Beuchot.

4. Journal de Trévoux, août 1707, pp. 1389 et 1407. On se souviendra seulement que l'article a été écrit pour défendre Fontenelle,

alors sérieusement menacé.

5. L'opposition ne saurait être plus saisissante entre l'esprit de tradition qui accepte tout sans contrôle, et l'esprit d'examen qui ne saurait se << resoudre à recevoir des Positions non prouvées, sur l'autorité de qui que ce soit au monde », comme dit Van Dale, Lettre à un de ses amis.

pouvoir de Jesus-Christ, l'invocation de son Nom, et le Signe glorieux de sa Passion; aujourd'huy, deux ou trois Protestans, Anabaptistes, Arminiens ou Calvinistes, s'avisent de le nier: A qui des uns ou des autres en doit-on plustost croire ? » A ce compte, il n'était pas la peine de faire la Réponse et la Suite de la Réponse. Et Baltus, en effet, aurait pu se dispenser de les écrire. Pas une fois peut-être il n'est entré dans le vif de la discussion. Malgré les allures de triomphe de ses conclusions et ses airs de perpétuelle et superbe assurance 2, toutes les questions qu'il effleure restent à peu près intactes; et si l'on veut voir quelles faiblesses, quelles pauvretés, quelles erreurs se glissent dans ses raisonnements, et avec quel mépris souverain il rejette incontinent et sans même les examiner les faits qui gênent son dogmatisme, on n'a qu'à lire, entre autres citations que nous en avons faites, ce qu'il dit du platonisme des Pères, des oracles qu'Eusèbe rapporte de Porphyre, et de la fameuse anecdote de la dent d'or. Fontenelle avait bien jugé dès les premières pages: tout ce fatras ne mérite pas l'honneur de la lecture 3.

Les raisonnements du bon Père ne sont pas bien «< solides »>, mais sa polémique est d'une courtoisie constante, ce qui ne laisse pas de surprendre pour l'époque et pour l'objet de la dispute 4. Il proteste à chaque instant de son «< estime » et de son

1. Suite de la Réponse, p. 13. Cf. encore ibid., p. 8.

2. Suite de la Réponse, pp. 389 et 457.

3. Il n'est que juste d'ajouter, à la décharge de Baltus, que tout le monde alors, ou à peu près, pensait sur ces matières et raisonnait comme lui. (Cf. Lanson, Voltaire (Les Grands Écrivains Français), p. 163-176). L'originalité de Fontenelle n'en est que plus évidente, et ici encore il est bien le plus authentique précurseur de Voltaire.

4. Il n'y a pas plus d'animosité dans la Suite de la Réponse, quoique Leclerc, contre qui elle est particulièrement dirigée, se fût laissé aller à << des invectives contre les Saints Peres ». Tout au plus y pourrait-on signaler quelques vivacités, dont Baltus s'est d'ailleurs excusé dans sa conclusion, p. 456. Cependant, car il faut tout dire, il y a des allusions, qui ne sont peut-être pas complètement inoffensives, à ces impies, qui se moquent en secret des dogmes les plus essentiels de la Religion Chrêtienne, parce qu'ils n'osent le faire en public avec toute la liberté qu'ils voudroient bien, par la crainte qu'ils ont des puissances legitimes, qui ne souffrent point impunément de pareilles impietez », p. 319; et les dernières lignes de la Suite ont bien l'air d'une menace directe. Cf. encore, ibid., p. 343. Il faut remarquer aussi que Van Dale n'est guère ménagé par Baltus, et que Tournemine

<«< admiration » pour celui que « le zèle de la vérité » le force à combattre. Fontenelle est «< un homme d'autant d'esprit que de mérite » ; et qui donc oserait contester sa « probité » et sa « droiture » ? Dans l'espèce, il n'est tout au plus « coupable que de s'estre laissé trop facilement ébloüir par la vaine érudition de Mr. Van Dale ». Aussi ne le réfutera-t-on qu'avec tous les ménagements possibles, en lui demandant presque pardon d'être obligé de ruiner son << systême » ; on se résoudra même à faire perdre à la Réponse « quelque chose de la force et de l'agrément qu'on pouvoit luy donner »>, plutôt que de «< s'exposer à luy déplaire en la rendant et plus vive et plus forte »; on veillera surtout sans y réussir toujours — à ne point dénaturer sa pensée et à ne point lui prêter des sentiments qui certainement ne furent jamais les siens; car enfin n'est-il pas « un homme d'honneur et d'une foy très pure et très saine » ? Il pourra d'ailleurs répondre : «< on est prêt à souffrir » sa riposte « avec la même tranquillité 1 ». L'invitation était directe; Fontenelle ne répondit pas.

A s'en rapporter aux correspondants du duc de Noailles, ce n'est pas l'envie qui lui en aurait manqué. Il aurait même commencé une réplique qu'on aurait eu « toute la peine du monde à l'empescher de continuer », et qu'il n'aurait abandonnée que devant la menace formelle de se voir refuser «< permission et privilège » 2. A quoi on peut opposer le témoignage de l'abbé Trublet, dans le Mercure de septembre 1758. « Mr. de Fontenelle m'a conté que, lisant la Réponse du P. Baltus, trouvant à chaque page qu'une réplique seroit très aisée, et l'envie de la faire devenant de moment en moment plus forte, il avoit fermé le livre de peur de succomber à la tentation, et pris la résolution de n'en pas achever la lecture. Il m'a assuré qu'il l'avoit tenue et qu'il n'avoit jamais lu l'ouvrage en entier. » Et Fontenelle lui-même écrivait à Leclerc, le 3 août 1707 : « Je n'ai point du tout l'humeur polémique (c'est l'auteur qui souligne) et toutes les querelles

imite Baltus sur ce point. Cf. Journal de Trévoux, août 1707, p. 13801382. Mais ni l'un ni l'autre ne sont des P. Garasse. 1. Réponse et Suite de la Réponse, passim.

2. Renaudot au duc de Noailles, 15 juil. 1707. · tenir ses renseignements d'« une voye très seure ».

Renaudot dit même

me déplaisent. J'aime mieux que le diable ait été prophète, puisque le Père jésuite le veut et qu'il croit cela plus orthodoxe. » Ce jour-là, l'indifférence et l'indolence naturelles du philosophe l'ont sauvé.

Qu'il ait en effet couru alors de très réels dangers, on en verra la preuve dans les lettres que le duc de Noailles recevait à la même époque de son correspondant Renaudot. La réimpression de «< ce malheureux livre » des Oracles « fait honte à la nation' »>, et «< il est bien fâcheux que la mésintelligence, qui est entre les personnes en première place ....., empesche qu'on ne s'entende pour extirper l'impiété, qui fait tousjours de nouveaux progrès». Mais quoi! « Dans une matière qui attaque la religion au premier chef, les plus hardis mollissent 3, ». Pis encore, un Fontenelle << trouve des protecteurs » ! Car enfin, « si pareille chose étoit arrivée à quelque autre, où en seroit-il ? 4 » Répliquer au P. Baltus eût donc été de la dernière imprudence et de la dernière maladresse. La thèse primitive du livre en aurait été certainement aggravée, et l'auteur eût ainsi justifié jusqu'à un certain point les sévérités que l'on méditait contre luis. Le calcul de ses ennemis ne manquait pas d'habileté : nous savons comment Fontenelle, sans effort, le déjoua.

A défaut de sa circonspection et de son habileté ordinaires, le dévoûment de ses amis y aurait d'ailleurs pourvu. « Les RR. PP. Lallemant et Doucin, de la Société de Jésus, firent dire à M. de Fontenelle, par M. l'abbé de Tilladet, que s'il répondait on le mettrait à la Bastille 6. » Et le P. Tournemine défendit encore plus efficacement le philosophe, en se portant garant de

1. Lettre du 1er juil. 1707, dans la Revue d'histoire littéraire de la France, 1902, p. 147.

2. Lettre du 15 juil. 1707, ibid., 1902, p. 285. Cf. aussi lettres du 28 juil. et du 26 août 1708, ibid., pp. 286 et 288.

3. Lettre du 4 nov. 1707, ibid., p. 297.

4. Lettre du 26 août 1707, ibid., p. 288.

5. « La cause du philosophe était juste, mais les dévots étaient soulevés; et s'il répondait, il était perdu. Il eut donc la sagesse de demeurer dans le silence, et de s'abstenir d'une défense facile et dangereuse, dont le public l'a dispensé depuis en lisant tous les matins son ouvrage, et en ne lisant point celui de son adversaire ». D'Alembert, Eloge de Du Marsais.

6. Voltaire, Honnêtetés littéraires, XLII, 638, édit. Beuchot.

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