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spéculative des écoles par plusieurs raisons; en voici quatre :

1° La théologie mystique joint le sentiment à l'intelligence; elle élève l'homme au-dessus de lui-même, l'échauffe, lui donne une connaissance expérimentale au lieu d'une connaissance abstraite, et cette connaissance expérimentale ne vient pas moins que de Dieu luimême se manifestant à l'homme. 2° Pour l'acquérir, on n'a pas besoin d'être un savant, il suffit d'être homme de bien. 3o Elle peut parvenir à la plus haute perfection sans littérature, tandis que la théologie spéculative ne peut pas être parfaite, si elle n'arrive de degré en degré jusqu'à l'intuition immédiate de Dieu et jusqu'à l'appréhension du souverain bien, c'est-à-dire sans un rapport plus ou moins étroit avec la théologie mystique. La théologie mystique, menant directement à Dieu, peut se passer de la science de l'école, et la science de l'école ne peut se passer du mysticisme si elle veut arriver à Dieu. 4° La théologie mystique met seule dans l'âme la paix et le bonheur. La science de l'école n'est qu'un exercice stérile où l'homme, en croyant s'approcher régulièrement de Dieu, s'en écarte en s'écartant de lui-même ; la théologie mystique est un exercice salutaire, qui part de l'âme pour arriver à Dieu, et par conséquent ne sort jamais de la réalité 1.

Enfin, le dernier but du mysticisme est l'exaltation, non de l'imagination, non de l'intelligence seule, mais de l'âme tout entière qui se compose à la fois d'imagi

1 Ibid., p. 384-390,

nation et d'intelligence, et cette exaltation se termine à l'unification avec Dieu1.

Nous voici parvenus à l'extase', et Gerson l'appelle ainsi, comme l'avaient fait Plotin et Proclus. Il n'y a donc pas à s'y méprendre le mysticisme, engendré par les débats des deux systèmes nominaliste et réaliste, reproduit le mysticisme que nous avons déjà rencontré dans l'Inde et dans la Grèce, et il le reproduit après une apparition plus ou moins considérable du scepticisme, après le décri général de l'idéalisme et du sensualisme. Seulement, le mysticisme de Gerson s'arrête à l'extase, comme le scepticisme, au moyen âge, s'arrête à l'abandon de la forme dialectique, comme le sensualisme d'Occam s'arrête au mépris des entités souvent absurdes de l'idéalisme, et comme cet idéalisme lui-même se préserve des folies où nous avons vu tomber, et dans la Grèce et dans l'Inde, l'idéalisme védanta et l'idéalisme néoplatonicien. Mais ne faites pas honneur de cette sobriété à la sagesse de l'esprit humain; rapportez-la bien plutôt au christianisme, et à la surveillance active et puissante encore de l'autorité ecclésiastique. Sous ce contrôle sévère, la philosophie scholastique, moins indépendante, a été contrainte d'être plus raisonnable; cependant, même dans ces étroites limites, elle a été encore plus ou moins idéaliste, sensualiste, sceptique

1 Ibid., p. 390.

2 Ibid., p. 391: « Exstasim dicimus speciem quamdam raptus qui fit << appropriatius in superiori portione animæ rationalis... Est exstasis «< raptus mentis, cum cessatione omnium operationum in inferioribus << potentiis. » Voyez ce qui suit sur l'amour extatique et sur la puissance qu'il a d'unir l'âme à Dieu.

et mystique, parce que la nature de l'esprit humain pousse tout grand mouvement intellectuel à parcourir ces quatre mêmes routes, par lesquelles vous avez vu déjà deux fois passer la philosophie 1.

Nous pouvons nous féliciter publiquement de voir enfin la philosophie scholastique sortir du long mépris où elle était tombée. Nous l'avions trouvée entièrement abandonnée; nous la laissons plus cultivée en France que partout ailleurs en Europe. On possède maintenant trois histoires générales de la scholastique diversement estimables: celle de M. Rousselot, Études sur la philosophie dans le moyen âge, 3 vol., 1840; celle de le duc de Caraman, Histoire des révolutions de la philosophie en France pendant le moyen âge, 3 vol., 1845; celle enfin de M. Haureau, de la Philosophie scholastique, 2 vol, 1850. Qui ne connaît les deux beaux ouvrages de M. de Rémusat sur saint Anselme et sur Abélard? M. Jourdain, marchant sur les traces de son père, l'auteur des savantes Recherches sur les anciennes traductions latines d'Aristote, vient de nous donner la Philosophie de saint Thomas d'Aquin, et M. Haureau soumet à un nouvel examen critique les œuvres d'Hugues de Saint-Victor; M. Jourdain employant habilement les textes connus, M. Haureau en découvrant de nouveaux et fouillant sans cesse dans les manuscrits, l'un plus thomiste, l'autre plus nominaliste qu'il ne convient peut-être au dix-neuvième siècle, mais tous deux fort capables de porter la lumière dans les côtés encore obscurs de la philosophie scholastique, et d'attacher leur nom à la renaissance de cette grande étude parmi nous, pourvu qu'ils s'y consacrent tout entiers. Il serait injuste de ne pas mentionner aussi le Dictionnaire de philosophie et de théologie scholastiques, par M. F. Morin, ancien élève de l'école normale, 2 vol. grand in-8, à deux colonnes, 1856, vaste amas de notes précieuses, malheureusement peu digérées, où la confusion des sentiments les plus contraires, la passion de différer, la recherche du nouveau, ne parviennent pas toujours à étouffer une érudition peu commune, une connaissance assez fine des parties intimes de la scholastique, le discernement des vrais problèmes, et un attachement plus ou moins conséquent aux solutions les plus autorisées dans l'Église.

DIXIÈME LEÇON

PHILOSOPHIE DE LA RENAISSANCE.

Sujet de cette leçon : philosophie du quinzième et du seizième siècle. Son caractère.-Son origine. Classification de tous ses systèmes en quatre écoles. 1° École idéaliste platonicienne : Marsile Ficin, les Pic de La Mirandole, Ramus, Patrizzi, Jordano Bruno. 2° École sensualiste péripatéticienne: Pomponat, Césalpini, Vanini. Telesio et Campanella. — 3° École sceptique : Sanchez, Montaigne, Charron. 4° École mystique: Marsile Ficin, les Pic, Nicolas de Cuss, Reuchlin, Agrippa, Paracelse, Robert Fludd, Van-Helmont, Böhme. · Comparaison des quatre écoles. Conclusion.

La scholastique a fait son temps. Vous l'avez vuc d'abord humble servante de la théologie, puis son alliée respectée, enfin s'essayant à la liberté, et dénouant peu

à peu les liens qu'elle avait portés pendant six siècles. Nous avons distingué ces trois moments dans la scholastique; mais il reste vrai que son caractère général est la subordination de la philosophie à la théologie, tandis que celui de la philosophie moderne sera la sécularisation de la philosophie. La scholastique cesse donc vers le milieu du quinzième siècle, et la philosophie moderne commence dès les premiers jours du dix-septième. Il y a entre l'une et l'autre une transition, une époque intermédiaire dont il s'agit de se faire une idée précise.

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