Page images
PDF
EPUB

la tête de l'antilope, et parmi les saisons, le printemps; parmi les divertissements, je suis le jeu; parmi les choses illustres, je suis la gloire, je suis la victoire, je suis l'art, je suis la force. Dans la race des Vrishnidas, je suis Vasudeva, et parmi les Pandous le brave Ardjouna (son propre interlocuteur); parmi les anachorètes Vyasa, et parmi les poëtes Usanasa. Dans les conducteurs, je suis la baguette; dans les ambitieux, la prudence; dans le secret, le silence; dans les savants, la science. Quelle que soit la nature d'une chose, je la suis, et il n'y a rien d'animé ou d'inanimé qui soit sans moi. Mes divines vertus sont inépuisables, et ce que je viens de te dire n'est que pour t'en donner une faible idée. Il n'y a rien de beau, d'heureux et de bon qui ne soit une partie de ma gloire. Enfin qu'est-il besoin, ô Ardjouna, d'accumuler tant de preuves de ma puissance? un seul atome émané de moi a produit l'univers, et je suis encore moi tout entier1. >>

« Je ne puis être vu tel que tu viens de me voir par le secours des Védas, par les mortifications, par les sacrifices, par les aumônes2.

« Mets ta confiance en moi seul; sois humble d'esprit, et renonce au fruit des actions. La science est supérieure à la pratique, et la contemplation est supérieure à la science. »

1 Cette phrase est de M. de Chezy (ibid.). Parraud, d'après Wilkins: « J'ai fait cet univers avec une portion de moi-même, et il existe en«< core. » Schlegel : « Stabilito ego hoc universo singula mei portione

« requievi. >>

2 Page 169. 3 Page 170.

«... Celui-là d'entre mes serviteurs est surtout chéri de moi, dont le cœur est l'ami de toute la nature... que les hommes ne craignent point, et qui ne craint point les hommes. J'aime encore celui qui est sans espérance, et qui a renoncé à toute entreprise humaine. Celui-là est également digne de mon amour, qui ne se réjouit et ne s'afflige de rien, qui ne désire aucune chose, qui est content de tout, qui, parce qu'il est mon serviteur, s'inquiète peu de la bonne et de la mauvaise fortune. Enfin celui-là est mon serviteur bien-aimé, qui est le même envers son ennemi et envers son ami, dans la gloire et dans l'opprobre, dans le chaud et dans le froid, dans la peine et dans le plaisir; qui est insouciant de tous les événements de la vie, pour qui la louange et le blâme sont indifférents, qui parle peu, qui se complait dans tout ce qui arrive, qui n'a point de maison à lui, et qui me sert d'un amour inébranlable. >>

a

Tel est le Bhagavad-Gita, monument du plus haut prix, et qui renferme tout le mysticisme indien. Mais non, il ne le renferme pas tout entier, car il n'en montre pas toutes les extravagances. Il est une conséquence du mysticisme dont ne parle pas le BhagavadGita, et à laquelle pourtant est incontestablement arrivé le Sankhya de Patandjali, je veux parler des pouvoirs supérieurs qui remplissent le troisième livre des yogasoutras. L'yoguisme consiste, nous l'avons vu, préférer la contemplation à la science, l'inaction à l'action, la foi aux œuvres, à se fier dans la prédestination, à ne chercher dans toutes choses que Dieu, et

en même temps à voir Dieu en toutes choses, dans les moindres comme dans les plus grandes, dans la matière comme dans l'esprit, enfin à tendre à l'union la plus intime avec Dieu par l'extase. La récompense de cette science nouvelle que donne la contemplation extatique, c'est l'exemption des conditions ordinaires de l'existence, c'est l'élévation de l'humanité à un degré plus haut dans l'échelle des êtres, c'est la conquête d'une puissance supérieure. « Cette puissance, dit Colebrooke1 auquel nous revenons ici, consiste à pouvoir prendre toutes les formes, une forme si petite, si subtile, qu'elle puisse traverser tous les autres corps; ou à pouvoir prendre une taille gigantesque, à s'élever jusqu'au disque du soleil, à toucher la lune du bout du doigt, à plonger et à voir dans l'intérieur de la terre et dans l'intérieur de l'eau. Elle consiste à changer le cours de la nature, et à agir sur les choses inanimées comme sur les choses animées. » Cette puissance, on le voit, c'est la magie. La magie est sans doute un produit naturel de l'imagination orientale, et elle se retrouve dans beaucoup d'autres sectes religieuses et philosophiques de l'Inde; mais elle domine dans le Sankhya de Patandjali, elle est propre à l'yoguisme; et c'est pourquoi, dans tous les drames, dans tous les contes populaires où se trouvent des sorciers, tous les sorciers sont des yoguistes.

Terminons ici cette exposition des systèmes indiens. Nous ne nous dissimulons pas combien elle est impar

1 Colebrooke, ibid., p. 250.

faite, mais notre guide, M. Colebrooke, ne nous en a pas appris davantage, et avant nous les historiens de la philosophie ou ne tenaient aucun compte de l'Orient ou mêlaient ensemble à tort et à travers la philosophie et la mythologie, déplorable confusion pire encore qu'un absolu silence. Du moins ces leçons ont dû vous convaincre qu'il y a incontestablement dans l'Inde une philosophie différente de la mythologie, que désormais il est impossible de ne pas comprendre dans le cadre général de l'histoire de la philosophie, puisqu'un peu sérieusement étudiée, cette philosophie présente tous les différents points de vue sous lesquels l'intelligence humaine considère les choses, et qu'elle nous montre sur les bords du Gange et au pied de l'Himalaya, sous leur première forme, à la fois subtile et grossière, ces quatre mêmes systèmes que nous allons retrouver en Grèce dans tout leur éclat, puis, plus tard, dans les cloîtres du moyen âge, et dont nous devons étudier en détail, au dix-huitième siècle, en France, en Angleterre et en Allemagne, le dernier et le plus riche développement.

SEPTIEME LEÇON.

PHILOSOPHIE GRECQUE, SES COMMENCEMENTS ET SA MATURITÉ.

[ocr errors]

Philosophie en Grèce. Commencements de sensualisme et d'idéalisme dans l'école ionienne et dans l'école pythagoricienne, dans l'école d'Élée et dans l'école atomistique. Commencements de scepticisme dans les sophistes. - Renouvellement de la philosophie grecque. Socrate. Cynisme, cyrénaïsme, mégarisme. Tendance idéaliste de Platon. - Tendance sensualiste d'Aristote.

[ocr errors]

Je vous ai montré le sensualisme, l'idéalisme, le scepticisme et le mysticisme dans l'Inde, à leur première apparition dans l'histoire. Je me propose aujourd'hui de vous les montrer à leur seconde apparition, c'est-à-dire en Grèce. Ici nous avons un grand avantage la Grèce a une chronologie certaine, et les systèmes philosophiques s'y succèdent dans un ordre tout aussi rigoureusement déterminé que les autres phénomènes de la civilisation grecque. Si donc, faute de dates positives, j'ai dû attacher moins d'importance à l'ordre dans lequel je vous ai présenté les différents systèmes indiens, qu'à ces systèmes eux-mêmes, ici, au contraire, j'appellerai surtout votre attention sur l'ordre des systèmes, parce que cet ordre est parfaitement fixé, et parce qu'il contient et peut nous révéler le se

« PreviousContinue »