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siècle de l'en avoir tirée. L'humanité dans les actes, c'est la bienfaisance; dans les sentiments, c'est la bienveillance; et comme ce dix-huitième siècle, qui généralise tout, en même temps applique tout, il applique le principe même de l'humanité aux relations les plus usuelles; de là la politesse, laquelle se répand dans toutes les classes et dans tous les pays. Mais il ne se fait pas impunément un vide dans la société et dans l'âme humaine; dans ce vide se glissent aisément le scepticisme, la mollesse, la licence de là le relâchement général des mœurs dans toute l'Europe au dixhuitième siècle. Ainsi le mal, et beaucoup de mal, se trouve à côté du bien. Je vous signale une fois pour toutes ce triste et inévitable mélange, et je me crois dispensé d'y revenir sans cesse; je me fie à votre intelligence, et un peu aussi à mes intentions connues.

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L'esprit du dix-huitième siècle éclate jusque dans la littérature. Si le dix-huitième siècle est un siècle de dissolution, ce ne sera pas un siècle de poésie, car la poésie est l'expression, la voix harmonieuse, et pour ainsi dire la fleur d'un état de choses fixe et arrêté; cette fleur ne pouvait venir au milieu d'une crise; et le dix-huitième siècle n'est et ne pouvait être que cela. Aussi en France il reste tout au plus un poëte, Voltaire. En Angleterre, Dryden, Pope, Addison sont, s'il est permis de le dire, la monnaie brillante mais bien petite de Milton et de Shakspeare. L'Italie a deux hommes de talent, Metastase et Alfieri, qui ne demandent pas mieux que d'être des poëtes; mais ni l'un avec sa belle harmonie sans pensées viriles, ni l'autre avec son énergie convulsive et mani

rée, n'arrivent à la vraie poésie. L'Allemagne est comme l'asile de la grande poésie au dix-huitième siècle. Il suffit de nommer Klopstock, Schiller, Goethe: l'un tout protestant, l'autre tout libéral, l'autre tout philosophe. Il semble que Goethe ait paru dans le monde (et Dieu fasse qu'il y reste longtemps encore !) pour prouver que l'esprit le plus philosophique, la réflexion la plus libre, peuvent avoir aussi leur poésie1.

Si le dix-huitième siècle, parmi nous, n'est pas le siècle de la poésie, c'est au moins celui de la prose. La France, à la fois si méthodique et si vive, est le pays de la belle prose2. De là nos grands prosateurs du dix-septième siècle, que continuent dignement ceux du dix-huitième. C'en est fait de l'éloquence sacrée, que soutient encore un moment, pâlissante et affaiblie, l'élégant Massillon; mais à la place de cette éloquence s'en élève une autre, qui, se dressant en France une chaire nouvelle, parle à l'Europe entière de l'homme, de sa nature, de son histoire, de ses droits, de ses intérêts de toute espèce, lui peint les scènes agitées de la vie morale ou les scènes tranquilles et majestueuses de la nature. On peut dire que l'Europe entière a été au dix-huitième siècle l'auditoire de la France, l'auditoire de Montesquieu, de Rousseau, de Buffon. Elle a même applaudi aux plaisanteries de Voltaire, parce que sous ces plaisanteries, que je suis loin de vouloir absoudre3, elle sentait qu'il s'agis

Sur Goethe, voyez FRAGMENTS et SOUVENIRS, Visites à Goethe, p. 150164.

2 Voyez l'Avant-propos de nos ÉTUDES SUR PASCAL.

5 Sur Voltaire, voyez PHILOSOPHIE SENSUALISTE, leçon u.

sait encore de sa cause, c'est-à-dire de celle de l'humanité.

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Le dix-huitième siècle n'est pas, ne pouvait pas être le siècle des arts. Il n'a pas bâti une église où l'on puisse prier Dieu; il n'a pas fait un mausolée, une statue, un bas-relief qui porte quelque empreinte de grandeur ou de grâce. D'ailleurs, il faut le reconnaître : la sculpture est antique, car elle est avant toutes choses la représentation de la beauté de la forme; et le soin comme l'adoration de la beauté de la forme appartiennent particulièrement au paganisme. Au contraire la peinture est essentiellement chrétienne; elle est tout entière dans l'expression, dans la représentation, nonseulement de la forme extérieure mais des sentiments et de l'âme, non-seulement de la beauté physique mais de la beauté morale. La peinture ne pouvait donc fleurir dans un siècle d'où il semble que le christianisme était absent. Boucher et Vatteau la prostituent à des scènes de boudoir; Greuze se retranche dans la peinture de genre; et voilà l'art de Raphaël et de Vinci, de Poussin et de Lesueur employé à peindre des courtisanes pour les grands seigneurs, et des intérieurs, des antichambres et des cuisines pour la bourgeoisie. Plus tard, lasse elle-même de la dégradation où elle est tombée, la peinture essaye d'une fausse grandeur, et, sautant par-dessus le moyen âge et le dix-septième siècle, elle remonte à l'antiquité, qui est la place de la sculpture, et alors elle fait des statues au lieu de tableaux; presque en même temps que la sculpture, par l'effet même de son impuissance, sort aussi de ses

limites, et, tourmentant le marbre, le colorant presque, fait des tableaux au lieu de statues. D'ailleurs, nous admirons sincèrement Canova et David; on n'a pas plus d'esprit et on n'a pas plus de savoir-faire ce sont de très-habiles artistes, peut-être même, si l'on veut, un grand statuaire et un grand peintre, mais dans un siècle où il ne pouvait y avoir ni peinture ni sculpture'.

Le dix-huitième siècle a été plus heureux en musique. La musique est l'art de réveiller dans le fond de l'âme un certain nombre de sentiments simples par des sons combinés entre eux; or le son est tout ce qu'il y a de plus profond à la fois et de plus vague2; de là le caractère essentiellement général de la musique. La musique ne répugne à aucune forme de civilisation; elle était donc aussi de mise au dix-huitième siècle, surtout la musique dramatique, admirablement faite pour ces temps de vie, de mouvement et de lutte, et qui s'y est élevée à une hauteur inconnue. C'est au dix-huitième siècle que la musique dramatique a commencé ses merveilles, et qu'elle a produit une suite non interrompue de grands maîtres, Rameau, Gluck, Piccini, Mozart. Et comme ce siècle est celui de la diffusion de toutes choses, les grandes compositions dramatiques qui naissent à Naples, à Vienne ou à Paris, se répandent partout à l'instant même, pénètrent partout, descendent même dans les conditions et les asiles les plus modestes, et

1 Sur l'architecture, la sculpture et la peinture au dix-huitième siècle, voyez LE VRAI, LE BEAU ET LE BIEN, leçon x, p. 250.

* Ibid, sur la musique, leçon 1x, p. 199-203.

versent ainsi des torrents de sentiment musical à travers l'Europe entière.

Il me reste à vous entretenir des sciences. Les négliger serait oublier, avec la principale gloire du dix-huitième siècle, ce qui porte plus particulièrement l'empreinte de son génie. Mais le temps, qui me presse, m'avertit de me borner à une esquisse rapide je tâcherai du moins qu'elle vous présente les traits essentiels de la culture scientifique au dix-huitième siècle.

Je distingue la culture scientifique du dix-huitième siècle en deux parties: ici, les sciences que ce siècle a agrandies, développées, renouvelées; là, celles qu'il a créées. C'est surtout dans ces dernières que se marque son caractère.

Le dix-septième siècle avait pour ainsi dire inventé une seconde fois les mathématiques, et il les a portées à cette hauteur que représentent les noms de Descartes, de Fermat, de Newton, de Leibnitz. Le dix-huitième siècle peut aussi présenter avec orgueil, sans parler de Clairault et de d'Alembert, les grands noms d'Euler, de Lagrange et de Laplace. Sans doute Tournefort avait devancé Linné et Jussieu; mais ceux-ci ont tellement renouvelé la botanique qu'on pourrait dire, sans être accusé d'exagération, qu'ils l'ont créée. Quel développement immense la physiologie n'a-t-elle pas pris entre les mains de Haller et de Bichat! Le dix-huitième siècle ne pouvait découvrir l'Amérique, les îles de l'archipel du Sud, les côtes méridionales de l'Afrique; mais ce sont encore de grands navigateurs que Cook, Vancouver, Bougainville, d'Entrecasteaux. N'était-ce pas aussi un

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