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met dedans le cocher touche et croit remener son maître dans sa maison; Ménalque se jette hors de la portière, traverse la cour, monte l'escalier, parcourt l'antichambre, la chambre, le cabinet; tout lui est familier, rien ne lui est nouveau; il s'assit', il se repose, il est chez soi. Le maftre arrive: celui-ci se lève pour le recevoir; il le traite fort civilement, le prie de s'asseoir, et croit faire les honneurs de sa chambre; il parle, il rêve, il reprend la parole: le maître de la maison s'ennuie, et demeure étonné; Ménalque ne l'est pas moins, et ne dit pas ce qu'il en pense: il a affaire à un fâcheux, à un homme oisif, qui se retirera à la fin, il l'espère, et il prend patience : la nuit arrive qu'il est à peine détrompé. Une autre fois il rend visite à une femme, et se persuadant bientôt que c'est lui qui la reçoit, il s'établit dans son fauteuil, et ne songe nullement à l'abandonner il trouve ensuite que cette dame fait ses visites longues, il attend à tous moments qu'elle se lève et le laisse en liberté; mais comme cela tire en longueur, qu'il a faim, et que la nuit est déjà avancée, il la prie à souper elle rit, et si haut, qu'elle le réveille. Lui-même se marie le matin, l'oublie le soir, et découche la nuit de ses noces; et quelques années après il perd sa femme, elle meurt entre ses bras il assiste à ses obsèques, et le lendemain, quand on lui vient dire qu'on a servi, il demande si sa femme est prête et si elle est avertie. C'est lui encore qui entre dans une église, et prenant l'aveugle qui est collé à la porte pour un pilier, et sa tasse pour le bénitier, y plonge la main, la porte à son front, lorsqu'il entend tout d'un coup le pilier qui parle, et qui lui offre des oraisons. Il s'avance dans la

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1. Tel est le texte de toutes les éditions publiées du vivant de la Bruyère.

2. « Les aveugles disent l'antienne et l'oraison d'un saint à l'inten

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nef, il croit voir un prié-Dieu', il se jette lourdement dessus la machine plie, s'enfonce, et fait des efforts pour crier; Ménalque est surpris de se voir à genoux sur les jambes d'un fort petit homme, appuyé sur son dos, les deux bras passés sur ses épaules, et ses deux mains jointes et étendues qui lui prennent le nez et lui ferment la bouche; il se retire confus, et va s'agenouiller ailleurs. Il tire un livre pour faire sa prière, et c'est sa pantoufle qu'il a prise pour ses Heures, et qu'il a mise2 dans sa poche avant que de sortir. Il n'est pas hors de l'église qu'un homme de livrée court après lui, le joint, lui demande en riant s'il n'a point la pantoufle de Monseigneur; Ménalque lui montre la sienne, et lui dit : << Voilà toutes les pantoufles que j'ai sur moi; » il se fouille néanmoins, et tire celle de l'évêque de qu'il vient de quitter, qu'il a trouvé malade auprès de son feu, et dont, avant de prendre congé de lui, il a ramassé la pantoufle, comme l'un de ses gants qui étoit à terre : ainsi Ménalque s'en retourne chez soi avec une pantoufle de moins. Il a une fois perdu au jeu tout l'argent qui est dans sa bourse, et voulant continuer de jouer, il entre dans son cabinet, ouvre une armoire, y prend sa cassette, en tire ce qu'il lui plaît, croit la remettre où il l'a prise : il entend aboyer dans son armoire qu'il vient de fermer; étonné de ce prodige, il l'ouvre une seconde

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tion de ceux qui leur donnent l'aumône. » (Dictionnaire de Trévoux, au mot Oraison.)

1. La forme prié-Dieu est la seule que contiennent le Dictionnaire de Richelet (1680) et la première édition du Dictionnaire de l'Académie (1694). Furetière (1690) a les deux formes: prié-Dieu et prieDieu.

2. La 6o édition porte: qu'il a mis, sans accord.

3. Cette phrase: « Il a une fois perdu au jeu, etc., » jusqu'aux mots : « qu'il a serré pour sa cassette, » a été ajoutée dans la 8e édition.

fois, et il éclate de rire d'y voir son chien, qu'il a serré pour sa cassette. Il joue au trictrac1, il demande à boire, on lui en apporte; c'est à lui à jouer, il tient le cornet d'une main et un verre de l'autre, et comme il a une grande soif, il avale les dés et presque le cornet, jette le verre d'eau dans le trictrac, et inonde celui contre qui il joue. Et dans une chambre où il est familier, il crache sur le lit et jette son chapeau à terre, en croyant faire tout le contraire. Il se promène sur l'eau, et il demande quelle heure il est on lui présente une montre; à peine l'a-t-il reçue, que ne songeant plus ni à l'heure ni à la montre, il la jette dans la rivière, comme une chose qui l'embarrasse. Lui-même écrit une longue lettre, met de la poudre dessus à plusieurs reprises, et jette toujours la poudre dans l'encrier. Ce n'est pas tout il écrit une seconde lettre, et après les avoir cachetées toutes deux, il se trompe à l'adresse; un duc et pair reçoit l'une de ces deux lettres, et en l'ouvrant y lit ces mots Maître Olivier, ne manquez, sitôt la présente reçue, de m'envoyer ma provision de foin.... Son fermier reçoit l'autre, il l'ouvre, et se la fait lire; on y trouve Monseigneur, j'ai reçu avec une soumission aveugle les ordres qu'il a plu à Votre Grandeur.... Lui-même encore écrit une lettre pendant la nuit, et après l'avoir cachetée, il éteint sa bougie: il ne laisse pas d'être surpris de ne voir goutte, et il sait à peine comment cela est arrivé. Ménalque descend l'escalier du Louvre; un autre le monte, à qui il dit : C'est vous que je cherche; il le prend par la main, le fait des

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1. VAR. (édit. 6 et 7): Il joue une fois au trictrac.

2. La phrase: « Et dans une chambre, etc., jusqu'aux mots : « en croyant faire tout le contraire, » a été également ajoutée dans la 8e édition.

3. Il y a cacheté, sans accord dans la 6e édition.

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cendre avec lui, traverse plusieurs cours, entre dans les salles, en sortil va, il revient sur ses pas; il regarde enfin celui qu'il traîne après soi depuis un quart d'heure : il est étonné que ce soit lui, il n'a rien à lui dire, il lui quitte la main, et tourne d'un autre côté. Souvent il vous interroge, et il est déjà bien loin de vous quand vous songez à lui répondre; ou bien il vous demande en courant comment se porte votre père, et comme vous Jui dites qu'il est fort mal, il vous crie qu'il en est bien aise1. Il vous trouve quelque autre fois sur son chemin: Il est ravi de vous rencontrer; il sort de chez vous pour vous entretenir d'une certaine chose; il contemple votre main : « Vous avez là, dit-il, un beau rubis; est-il balais ? » il vous quitte et continue sa route: voilà l'affaire importante dont il avoit à vous parler. Se trouve-t-il en campagne, il dit à quelqu'un qu'il le trouve heureux d'avoir pu se dérober à la cour pendant l'automne, et d'avoir passé dans ses terres tout le temps de Fontainebleau ; il tient à d'autres d'autres discours; puis revenant à celui-ci : « Vous avez eu, lui dit-il, de beaux jours à Fontainebleau; vous y avez sans doute beaucoup chassé3. » Il commence ensuite un conte qu'il oublie d'achever; il rit en lui-même, il éclate d'une chose qui lui passe par l'esprit, il répond à sa pensée, il

1. << Ou bien il vous demande, etc.... qu'il en est bien aise, >> trait ajouté dans la 8e édition.

2. La cour, à cette époque, passait habituellement le mois d'octobre à Fontainebleau. Le Roi y chassait presque tous les jours, et le duc de Bourgogne tous les jours.

3. Toute cette phrase, depuis les mots : « Se trouve-t-il en campagne, » a été ajoutée dans la 8e édition. De là, dans cette même édition, la modification du début de la phrase qui suit: voyez la note suivante.

4. VAR. (édit. 6 et 7): Se trouve-t-il en compagnie, il commence un conte qu'il oublie d'achever.

chante entre ses dents, il siffle, il se renverse dans une chaise, il pousse un cri plaintif, il bâille, il se croit seul. S'il se trouve à un repas, on voit le pain se multiplier insensiblement sur son assiette : il est vrai que ses voisins en manquent, aussi bien que de couteaux et de fourchettes, dont il ne les laisse pas jouir longtemps. On a inventé aux tables une grande cueillère pour la commodité du service il la prend, la plonge dans le plat, l'emplit, la porte à sa bouche, et il ne sort pas d'étonnement de voir répandu sur son linge et sur ses habits le potage qu'il vient d'avaler. Il oublie de boire pendant tout le dîner; ou s'il s'en souvient, et qu'il trouve que l'on lui donne trop de vin, il en flaque plus de la moitié au visage de celui qui est à sa droite; il boit le reste tranquillement, et ne comprend pas pourquoi tout le monde éclate de rire de ce qu'il a jeté à terre ce qu'on lui a versé de trop. Il est un jour retenu au lit pour quelque incommodité: on lui rend visite; il y a un cercle d'hommes et de femmes dans sa ruelle qui l'entretiennent, et en leur présence il soulève sa couverture et crache dans ses draps. On le mène aux Chartreux; on lui fait voir un cloître orné d'ouvrages, tous de la main. d'un excellent peintre; le religieux qui les lui explique parle de saint BRUNO, du chanoine et de son aventure, en fait une longue histoire, et la montre dans l'un de ses

1. C'est ainsi que le mot est écrit dans toutes les éditions du dixseptième siècle.

2. VAR. (édit. 7) : par quelque incommodité. La phrase: « II est un jour retenu au lit, etc., » jusqu'à ces mots : « crache dans ses draps,» a été ajoutée dans la 7o édition.

3. La Bruyère veut parler des vingt-deux tableaux qu'Eustache le Sueur avait peints pour le cloître des Chartreux, et où il avait représenté l'histoire de saint Bruno. La plus grande partie de ces tableaux est conservée au Louvre. Le couvent des Chartreux était, comme l'on sait, voisin du Luxembourg.

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