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endroits publics et où le monde se rassemble, on se trouve à tous moments entre celui que l'on cherche à aborder ou à saluer, et cet autre que l'on feint de ne pas connoître, et dont l'on veut encore moins se laisser joindre; que l'on se fait honneur de l'un, et qu'on a honte de l'autre; qu'il arrive même que celui dont vous vous faites honneur, et que vous voulez retenir, est celui aussi qui est embarrassé de vous, et qui vous quitte; et que le même est souvent celui qui rougit d'autrui, et dont on rougit, qui dédaigne ici, et qui là est dédaigné. Il est encore assez ordinaire de mépriser qui nous méprise. Quelle misère! et puisqu'il est vrai que dans un si étrange commerce, ce que l'on pense gagner d'un côté on le perd de l'autre, ne reviendroit-il pas au même de renoncer à toute hauteur et à toute fierté, qui convient si peu aux foibles hommes, et de composer ensemble, de se traiter tous avec une mutuelle bonté, qui avec l'avantage de n'être jamais mortifiés, nous procureroit un aussi grand bien que celui de ne mortifier personne ? (ÉD. 4.)

Bien loin de s'effrayer ou de rougir même du nom de 132. philosophe, il n'y a personne au monde qui ne dût avoir une forte teinture de philosophie'. Elle convient à tout le monde; la pratique en est utile à tous les âges, à tous les sexes et à toutes les conditions; elle nous console du bonheur d'autrui, des indignes préférences, des mauvais succès, du déclin de nos forces ou de notre beauté; elle nous arme contre la pauvreté, la vieillesse, la maladie et la mort, contre les sots et les mauvais railleurs; elle nous fait vivre sans une femme, ou nous fait supporter celle avec qui nous vivons.

1. L'on ne peut plus entendre que celle qui est dépendante de la religion chrétienne. (Note de la Bruyère.)

133. Les hommes en un même jour ouvrent leur âme à de

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petites joies, et se laissent dominer par de petits chagrins; rien n'est plus inégal et moins suivi que ce qui se passe en si peu de temps dans leur cœur et dans leur esprit. Le remède à ce mal est de n'estimer les choses du monde précisément que ce qu'elles valent.

Il est aussi difficile de trouver un homme vain qui se croie assez heureux, qu'un homme modeste qui se croie trop malheureux.

Le destin du vigneron, du soldat et du tailleur de pierre m'empêche de m'estimer malheureux par la fortune des princes ou des ministres qui me manque.

Il n'y a pour l'homme qu'un vrai malheur, qui est de se trouver en faute, et d'avoir quelque chose à se reprocher'.

La plupart des hommes, pour arriver à leurs fins, sont plus capables d'un grand effort que d'une longue persévérance: leur paresse ou leur inconstance leur fait perdre le fruit des meilleurs commencements; ils se laissent souvent devancer par d'autres qui sont partis après eux, et qui marchent lentement, mais constamment.

J'ose presque assurer que les hommes savent encore mieux prendre des mesures que les suivre, résoudre ce

1. C'est un des sens qu'on peut donner à la maxime suivante de la Rochefoucauld (no CLXXXIII) : « Il faut demeurer d'accord, à l'honneur de la vertu, que les plus grands malheurs des hommes sont ceux où ils tombent par les crimes. »

2. La Bruyère ne se souvient-il pas de la fable x du livre VI de la Fontaine le Lièvre et la Tortue ?

qu'il faut faire et ce qu'il faut dire que de faire ou de dire ce qu'il faut. On se propose fermement, dans une affaire qu'on négocie, de taire une certaine chose, et ensuite ou par passion, ou par une intempérance de langue, ou dans la chaleur de l'entretien, c'est la première qui échappe. (ÉD. 7.)

Les hommes agissent mollement dans les choses qui 139. sont de leur devoir, pendant qu'ils se font un mérite, ou plutôt une vanité, de s'empresser pour celles qui leur sont étrangères, et qui ne conviennent ni à leur état ni à leur caractère 1.

La différence d'un homme qui se revêt d'un caractère 140. étranger à lui-même, quand il rentre dans le sien, est celle d'un masque à un visage. (ÉD. 4.)

Télèphe a de l'esprit, mais dix fois moins, de compte 141. fait, qu'il ne présume d'en avoir : il est donc, dans ce qu'il dit, dans ce qu'il fait, dans ce qu'il médite et ce qu'il projette, dix fois au delà de ce qu'il a d'esprit ; il n'est donc jamais dans ce qu'il a de force et d'étendue : ce raisonnement est juste. Il a comme une barrière qui le ferme, et qui devroit l'avertir de s'arrêter en deçà; mais il passe outre, il se jette hors de sa sphère; il trouve lui-même son endroit foible, et se montre par cet endroit; il parle de ce qu'il ne sait point, et de ce qu'il sait mal'; il entreprend au-dessus de son pouvoir, il desire au delà de sa portée; il s'égale à ce qu'il y a de meilleur en tout genre. Il a du bon et du louable, qu'il

1. Cette même pensée se trouve dejà exprimée ci-dessus, p. 48, n° 10.

2. VAR. (édit. 5-8): ou de ce qu'il sait mal.

LA BRUYÈRE. III.

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offusque par l'affectation du grand ou du merveilleux; on voit clairement ce qu'il n'est pas, et il faut deviner ce qu'il est en effet. C'est un homme qui ne se mesure point, qui ne se connoît point; son caractère est de ne savoir pas se renfermer dans celui qui lui est propre, et qui est le sien. (ÉD. 5.)

142. L'homme du meilleur esprit est inégal; il souffre des accroissements et des diminutions'; il entre en verve, mais il en sort alors, s'il est sage, il parle peu, il n'écrit point, il ne cherche point à imaginer ni à plaire. Chantet-on avec un rhume? ne faut-il pas attendre que la voix revienne? (ÉD. 5.)

143.

Le sot est automate, il est machine, il est ressort; le poids l'emporte, le fait mouvoir, le fait tourner, et toujours, et dans le même sens, et avec la même égalité; il est uniforme, il ne se dément point : qui l'a vu une fois, l'a vu dans tous les instants et dans toutes les périodes. de sa vie; c'est tout au plus le boeuf qui meugle, ou le merle qui siffle: il est fixé et déterminé par sa nature, et j'ose dire par son espèce. Ce qui paroît le moins en lui, c'est son âme; elle n'agit point, elle ne s'exerce point, elle se repose. (éd. 5.)

Le sot ne meurt point; ou si cela lui arrive selon notre manière de parler, il est vrai de dire qu'il gagne à mourir, et que dans ce moment où les autres meurent, il commence à vivre. Son âme alors pense, raisonne, infère, conclut, juge, prévoit, fait précisément tout ce

1. Dans la 5e édition : « il souffre des diminutions et des accroissements. »

2. Allusion à la théorie de Descartes sur les bêtes: il soutenait, comme l'on sait, qu'elles ne sont que des automates, et qu'elles sont dépourvues de la conscience des mouvements qu'elles exécutent.

qu'elle ne faisoit point; elle se trouve dégagée d'une masse de chair où elle étoit comme ensevelie sans fonction, sans mouvement, sans aucun du moins qui fût digne d'elle je dirois presque qu'elle rougit de son propre corps et des organes bruts1 et imparfaits auxquels elle s'est vue attachée si longtemps, et dont elle n'a pu faire qu'un sot ou qu'un stupide; elle va d'égal avec les grandes âmes, avec celles qui font les bonnes têtes ou les hommes d'esprit. L'âme d'Alain ne se démêle plus d'avec celles du grand CONDÉ, de RICHELIEU, de PASCAL, et de LINGENDES. (ÉD. 6.)

La fausse délicatesse dans les actions libres, dans les 144. mœurs ou dans la conduite, n'est pas ainsi nommée parce qu'elle est feinte, mais parce qu'en effet elle s'exerce sur des choses et en des occasions qui n'en méritent point. La fausse délicatesse de goût et de complexion n'est telle, au contraire, que parce qu'elle est feinte ou affectée : c'est

1. Dans les éditions du dix-septième siècle ce mot est écrit brutes: c'est ainsi qu'écrivait encore Voltaire.

2. De celui de Molière, par exemple: voyez l'École des Femmes. 3. Claude de Lingendes, jésuite, né en 1591, mort à Paris en 1660, l'un des plus célèbres prédicateurs du dix-septième siècle, et non son cousin Jean de Lingendes, évêque de Mâcon, à tort nommé ici dans la plupart des éditions. Il composait en latin les sermons qu'il devait prononcer en français, et l'édition française que l'on possède de ses sermons n'est qu'une imitation de ceux qu'il avait préparés en latin. Nous ne pouvons donc nous rendre compte aujourd'hui de son éloquence; mais le P. Rapin le citait en 1672, dans ses Réflexions sur l'éloquence (OEuvres complètes, tome II, p. 92, édition de 1725), comme l'un des «< deux plus parfaits prédicateurs qu'il eût connus en son siècle, les vivants exceptés. Voyez le portrait qu'en a tracé le P. Rapin (ibidem, p. 92-95), et l'appréciation qu'en a faite M. Jacquinet, dans l'ouvrage intitulé: des Prédicateurs du dix-septième siècle avant Bossuet, p. 217 et suivantes. Cet alinéa n'a formé une réflexion distincte qu'à la 8e édition; dans les 6o et 7o, il faisait partie de la remarque précédente.

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