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leur sont chères; ils affectent quelques mots du premier langage qu'ils ont parlé ; ils tiennent pour l'ancienne manière de chanter, et pour la vieille danse; ils vantent les modes qui régnoient alors dans les habits, les meubles et les équipages. Ils ne peuvent encore désapprouver des choses qui servoient à leurs passions, qui étoient si utiles à leurs plaisirs, et qui en rappellent la mémoire1. Comment pourroient-ils leur préférer de nouveaux usages et des modes toutes récentes où ils n'ont nulle part, dont ils n'espèrent rien, que les jeunes gens ont faites, et dont ils tirent à leur tour de si grands avantages contre la vieillesse ?

Une trop grande négligence comme une excessive pa- 116. rure dans les vieillards multiplient leurs rides, et font mieux voir leur caducité.

1. «< Ainsi, de peur que ie ne seiche, tarisse et m'aggraue de prudence, aux interualles que mes maux me donnent,

Mens intenta suis ne siet usque malis*,

ie gauchis tout doulcement, et desrobbe ma veue de ce ciel orageux et nubileux que i'ay deuant moy,... et me voys amusant en la recordation des ieunesses passees :

Animus quod perdidit optat,

Atque in præterita se totus imagine versat **.

Que l'enfance regarde deuant elle, la vieillesse derriere.... Les ans m'entraisnent s'ils veulent, mais à reculons! autant que mes yeulx peuuent recognoistre cette belle saison expirée, ie les y destourne à secousses si elle eschappe de mon sang et de mes veines, au moins n'en veulx ie desraciner l'image de la memoire ;

Hoc est

Vivere bis, vita posse priore frui ***. »

(Montaigne, livre III, chapitre v, tome III, p. 267 et 268.`

'Ovide, Tristes, livre IV, élégie 1, vers 4.

** Pétrone, Satiricon, chapitre CXXVIII.

Martial, livre X, épigramme XXIII, vers 7 et 8.

117.

118.

119.

120.

Un vieillard est fier, dédaigneux, et d'un commerce difficile, s'il n'a beaucoup d'esprit'.

Un vieillard qui a vécu à la cour, qui a un grand sens et une mémoire fidèle, est un trésor inestimable; il est plein de faits et de maximes; l'on y trouve l'histoire du siècle revêtue de circonstances très curieuses, et qui ne se lisent nulle part; l'on y apprend des règles pour la conduite et pour les mœurs qui sont toujours sûres, parce qu'elles sont fondées sur l'expérience.

Les jeunes gens, à cause des passions qui les amusent, s'accommodent mieux de la solitude que les vieillards.

Phidippe, déjà vieux, raffine sur la propreté et sur la mollesse ; il passe aux petites délicatesses; il s'est fait un art du boire, du manger, du repos et de l'exercice; les petites règles qu'il s'est prescrites, et qui tendent toutes aux aises de sa personne, il les observe avec scrupule, et ne les romproit pas pour une maîtresse, si le régime lui avoit permis d'en retenir; il s'est accablé de superfluités, que l'habitude enfin lui rend nécessaires. Il double ainsi et renforce les liens qui l'attachent à la vie, et il veut employer ce qui lui en reste à en rendre la perte plus douloureuse. N'appréhendoit-il pas assez de mourir ? (ÉD. 4.)

1. << Mais il me semble qu'en la vieillesse nos ames sont subiectes à des maladies et imperfections plus importunes qu'en la ieunesse.... Qultre une sotte et caducque fierté, un babil ennuyeux, ces humeurs espineuses et inassociables, et la superstition, et un soing ridicule des richesses, lorsque l'usage en est perdu, i'y treuue plus d'enuie, d'iniustice et de malignité; elle nous attache plus de rides en l'esprit qu'au visage; et ne se veoid point d'ames, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent l'aigre et le moisi. » (Montaigne, livre III, chapitre II, tome III, p. 230.)

Gnathon1 ne vit que pour soi, et tous les hommes en- 121. semble sont à son égard comme s'ils n'étoient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres; il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie; il se rend maître du plat, et fait son propre de chaque service : il ne s'attache à aucun des mets, qu'il n'ait achevé d'essayer de tous; il voudroit pouvoir les savourer tous tout à la fois. Il ne se sert à table que de ses mains ; il manie les viandes, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu'il faut que les conviés, s'ils veulent manger, mangent ses restes. Il ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes, capables d'ôter l'appétit aux plus affamés; le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe; s'il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe; on le suit à la trace. Il mange haut et avec grand bruit; il roule les yeux en mangeant; la table est pour lui un râtelier; il écure ses dents, et il continue à manger3. Il se fait, quelque part où il se trouve, une manière d'établissement, et ne souffre pas d'être plus pressé au sermon ou au théâtre que dans sa chambre. Il n'y a dans un carrosse que les places du fond qui lui conviennent; dans toute autre, si on veut l'en croire, il pâlit et tombe en foiblesse. S'il fait un voyage avec plusieurs, il les prévient dans les hôtelleries, et il sait toujours se conserver dans la meilleure chambre le meilleur lit. Il tourne tout

1. Dans la 4o édition ce caractère n'est pas séparé du précédent. 2. VAR. (édit. 4): il ne s'attache à aucun des mets, qu'il n'ait achevé d'essayer de tous; il les manie, remanie, démembre, etc. C'est à la 5e édition que l'auteur a inséré ces mots : «< il voudroit pouvoir les savourer tous tout à la fois. Il ne se sert à table que de ses mains. >>

3. Cette phrase et la précédente: « Il ne leur épargne, etc., » ont été ajoutées dans la 5e édition.

122.

à son usage; ses valets, ceux d'autrui, courent dans le même temps pour son service'. Tout ce qu'il trouve sous sa main lui est propre, hardes, équipages. Il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connoît de maux que les siens, que sa réplétion et sa bile, ne pleure point la mort des autres, n'appréhende que la sienne, qu'il rachèteroit volontiers de l'extinction du genre humain. (ÉD. 4.)

:

Cliton n'a jamais eu en toute sa vie que deux affaires, qui est de dîner le matin et de souper le soir; il ne semble né que pour la digestion. Il n'a de même qu'un entretien il dit les entrées qui ont été servies au dernier repas où il s'est trouvé; il dit combien il y a eu de potages, et quels potages; il place ensuite le rôt et les entremets; il se souvient exactement de quels plats on a relevé le premier service; il n'oublie pas les hors-d'œuvre, le fruit et les assiettes*; il nomme tous les vins et toutes

I. VAR. (édit. 4): sont dans le même temps en campagne pour

son service.

2. Les potages prenaient place parmi les entrées, et l'on en servait plusieurs dans les grands repas. Un potage était souvent d'ailleurs un plat d'entrée, tel qu'on l'entend aujourd'hui, car il y avait des potages de pigeonneaux, de canards aux navets, de perdrix aux choux, etc.

Cependant on apporte un potage:

Un coq y paroissoit en pompeux équipage,
Qui changeant sur ce plat et d'état et de nom,
Par tous les conviés s'est appelé chapon.

(Boileau, satire III, vers 45-48.)

3. « Entremets, tous les petits ragoûts et autres choses délicates qui se servent après les viandes (c'est-à-dire après le rôti) et immédiatement devant le fruit. » (Dictionnaire de Richelet, 1680.)

4. « Hors-d'œuvre.... se dit ordinairement des petits ragoûts qu'on sert aux bonnes tables, outre les plats d'entrée ou d'entremets, qui sont rangés avec quelque ordre. » (Dictionnaire de l'Académie, 1694.) Les hors-d'œuvre d'entrée et les hors-d'œuvre d'entremets ne figu

les liqueurs dont il a bu; il possède le langage des cuisines autant qu'il peut s'étendre, et il me fait envie de manger à une bonne table où il ne soit point'. Il a surtout un palais sûr, qui ne prend point le change, et il ne s'est jamais vu exposé à l'horrible inconvénient de manger un mauvais ragoût ou de boire d'un vin médiocre. C'est un personnage illustre dans son genre, et qui a porté le talent de se bien nourrir jusques où il pouvoit

raient pas dans la symétrie du service, et sont le plus souvent définis: «< tout mets dont on pourroit se passer sans intéresser le service. » (Dictionnaire portatif de cuisine, d'office et de distillation, P. Vincent, 1767, p. 322.) - — « On appelle assiette en cuisine, est-il dit dans le même ouvrage (p. 1x), les petites entrées, [entremets] et hors-d'œuvre dont la quantité n'excède pas ce que peut contenir une assiette. Dans l'office, on dit assiette de fruits crus, de fromages,... et autres choses qui se servent sur une assiette. »>

1.

Deux assiettes suivoient, dont l'une étoit ornée
D'une langue en ragoût, de persil couronnée ;
L'autre, d'un godiveau tout brûlé par dehors,
Dont un beurre gluant inondoit tous les bords.

Deux marmitons crasseux, revêtus de serviettes,
Lui servoient de massiers, et portoient deux assiettes,
L'une de champignons avec des ris-de-veau,

Et l'autre de pois verts qui se noyoient dans l'eau.
(Boileau, satire III, vers 49-52 et 153-156.)

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Il prend soin d'y servir des mets fort délicats.
CÉLIMÈNE.

Oui, mais je voudrois bien qu'il ne s'y servît pas.

C'est un fort méchant plat que sa sotte personne,

Et qui gâte, à mon goût, tous les repas qu'il donne.

Molière, le Misanthrope, acte II, scène iv, vers 608-615.)

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