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les autres; et tout ensemble la colère que nous ressentons contre ceux qui nous raillent, nous improuvent et nous méprisent'.

La santé et les richesses, ôtant aux hommes l'expérience du mal, leur inspirent la dureté pour leurs semblables; et les gens déjà chargés de leur propre misère sont ceux qui entrent davantage par la compassion dans celle d'autrui3. (ÉD. 8.)

Il semble qu'aux âmes bien nées les fêtes, les spectacles, la symphonie rapprochent et font mieux sentir l'infortune de nos proches ou de nos amis. (ÉD. 7.)

Une grande âme est au-dessus de l'injure, de l'injustice, de la douleur, de la moquerie ; et elle seroit invulnérable si elle ne souffroit par la compassion *.

Il y a une espèce de honte d'être heureux à la vue de certaines misères3. (ÉD. 4.)

1. Cet alinéa formait une réflexion distincte dans les trois premières éditions.

2. Dans la ge édition: «< ôtent aux hommes, etc. » Comme l'a fait M. Destailleur, nous conservons la leçon des éditions antérieures, manifestement altérée par une faute d'impression.

3. Non ignara mali, miseris succurrere disco.

(Virgile, Énéide, livre I, vers 630.)

4. Au lieu de cette réflexion, on lit celle-ci dans les premiers exemplaires de la re édition: « Il y a des gens qui apportent en naissant, chacun de leur part, de quoi se haïr pendant toute leur vie, et ne pouvoir se supporter. »

5. Dans la 4e édition, qui est la première où elle ait paru, cette réflexion n'est point séparée de celle qui la précède, non plus que dans les éditions 5 et 6.

On est prompt à connoître ses plus petits avantages, 83. et lent à pénétrer ses défauts. On n'ignore point qu'on a de beaux sourcils, les ongles bien faits; on sait à peine que l'on est borgne; on ne sait point du tout que l'on manque d'esprit. (ED. 4.)

Argyre tire son gant pour montrer une belle main, et elle ne néglige pas de découvrir un petit soulier qui suppose qu'elle a le pied petit; elle rit des choses plaisantes ou sérieuses pour faire voir de belles dents; si elle montre son oreille, c'est qu'elle l'a bien faite; et si elle ne danse jamais, c'est qu'elle est peu contente de sa taille, qu'elle a épaisse. Elle entend tous ses intérêts, à l'exception d'un seul : elle parle toujours, et n'a point d'esprit. (ÉD. 4.)

Les hommes comptent presque pour rien toutes les 84. vertus du cœur, et idolâtrent les talents du corps et de l'esprit. Celui qui dit froidement de soi, et sans croire blesser la modestie, qu'il est bon, qu'il est constant, fidèle, sincère, équitable, reconnoissant, n'ose dire qu'il est vif', qu'il a les dents belles et la peau douce: cela est trop fort. (Ed. 4.)

Il est vrai qu'il y a deux vertus que les hommes admirent, la bravoure et la libéralité, parce qu'il y a deux choses qu'ils estiment beaucoup, et que ces vertus font négliger, la vie et l'argent: aussi personne n'avance de soi qu'il est brave ou libéral. (ÉD. 4.)

Personne ne dit de soi, et surtout sans fondement, qu'il est beau, qu'il est généreux, qu'il est sublime: on a mis ces qualités à un trop haut prix; on se contente de le penser. (ÉD. 4.)

1. «< Chacun dit du bien de son cœur, et personne n'en ose dire de son esprit. » (La Rochefoucauld, no xcvi.)

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Quelque rapport qu'il paroisse de la jalousie à l'émulation, il y a entre elles le même éloignement que celui qui se trouve entre le vice et la vertu. (éd. 5.)

La jalousie et l'émulation s'exercent sur le même objet, qui est le bien ou le mérite des autres: avec cette différence, que celle-ci est un sentiment volontaire, courageux, sincère, qui rend l'âme féconde, qui la fait profiter des grands exemples, et la porte souvent1 audessus de ce qu'elle admire; et que celle-là au contraire est un mouvement violent et comme un aveu contraint du mérite qui est hors d'elle; qu'elle va même jusques à nier la vertu dans les sujets où elle existe, ou qui, forcée de la reconnoître, lui refuse les éloges ou lui envie les récompenses; une passion stérile qui laisse l'homme dans l'état où elle le trouve, qui le remplit de lui-même, de l'idée de sa réputation, qui le rend froid et sec sur les actions ou sur les ouvrages d'autrui, qui fait qu'il s'étonne de voir dans le monde d'autres talents que les siens, ou d'autres hommes avec les mêmes talents dont il se pique: vice honteux, et qui par son excès rentre toujours dans la vanité et dans la présomption, et ne persuade pas tant à celui qui en est blessé qu'il a plus d'esprit et de mérite que les autres, qu'il lui fait croire qu'il a lui seul de l'esprit et du mérite. (ÉD. 5.)

L'émulation et la jalousie ne se rencontrent guère que dans les personnes de même art, de mêmes talents et de même condition. Les plus vils artisans sont les plus sujets à la jalousie; ceux qui font profession des arts libéraux ou des belles-lettres, les peintres, les musiciens, les orateurs, les poëtes, tous ceux qui se mêlent d'écrire, ne devroient être capables que d'émulation. (ÉD. 5.)

1. VAR. (édit. 5): et la jette souvent.
2. Voyez le Lexique, au mot Qui.

Toute jalousie n'est point exempte de quelque sorte d'envie, et souvent même ces deux passions se confondent. L'envie au contraire est quelquefois séparée de la jalousie: comme est celle qu'excitent dans notre âme les conditions fort élevées au-dessus de la nôtre, les grandes fortunes, la faveur, le ministère. (ÉD. 5.)

L'envie et la haine s'unissent toujours et se fortifient l'une l'autre dans un même sujet; et elles ne sont reconnoissables entre elles qu'en ce que l'une s'attache à la personne, l'autre à l'état et à la condition. (ÉD. 5.)

Un homme d'esprit n'est point jaloux d'un ouvrier qui a travaillé une bonne épée, ou d'un statuaire qui vient d'achever une belle figure. Il sait qu'il y a dans ces arts des règles et une méthode qu'on ne devine point, qu'il y a des outils à manier dont il ne connoît ni l'usage, ni le nom, ni la figure; et il lui suffit de penser qu'il n'a point fait l'apprentissage d'un certain métier, pour se consoler de n'y être point maître. Il peut au contraire être susceptible d'envie et même de jalousie contre un ministre et contre ceux qui gouvernent, comme si la raison et le bon sens, qui lui sont communs avec eux, étoient les seuls instruments qui servent à régir un État et à présider aux affaires publiques, et qu'ils dussent suppléer aux règles, aux préceptes, à l'expérience1. (ÉD. 5.)

1. M. Hémardinquer a rapproché de cette réflexion, ainsi que de la réflexion no 10 du chapitre du Mérite personnel (tome II, p. 65), le passage des Mémorables de Xénophon (livre IV, chapitre 11, 6) où Socrate << se raille des ambitieux qui se croient capables de tout, parce qu'ils ne savent rien. >> « C'est une chose admirable, dit Socrate (nous ne citons que la fin du morceau, tel que le traduit, avec une certaine liberté, M. Hémardinquer), que ceux qui veulent passer pour habiles sur la cithare, sur la flûte, en équitation ou en quoi que ce soit, travaillent sans cesse, se fatiguent et souffrent pour savoir leur métier, et non pas tous seuls, mais auprès de ceux qui passent

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L'on voit peu d'esprits entièrement lourds et stupides; l'on en voit encore moins qui soient sublimes et transcendants. Le commun des hommes nage entre ces deux extrémités. L'intervalle est rempli par un grand nombre de talents ordinaires, mais qui sont d'un grand usage, servent à la république, et renferment en soi l'utile et l'agréable: comme le commerce, les finances, le détail des armées, la navigation, les arts, les métiers, l'heureuse mémoire, l'esprit du jeu, celui de la société et de la conversation'.

Tout l'esprit qui est au monde est inutile à celui qui n'en a point: il n'a nulles vues, et il est incapable de profiter de celles d'autrui. (ÉD. 4.)

Le premier degré dans l'homme après la raison, ce seroit de sentir qu'il l'a perdue; la folie même est incompatible avec cette connoissance. De même ce qu'il y auroit en nous de meilleur après l'esprit, ce seroit de connoître qu'il nous manque. Par là on feroit l'impossible on sauroit sans esprit n'être pas un sot, ni un fat, ni un impertinent. (ÉD. 5.)

Un homme qui n'a de l'esprit que dans une certaine médiocrité est sérieux et tout d'une pièce; il ne rit point, il ne badine jamais, il ne tire aucun fruit de la bagatelle; aussi incapable de s'élever aux grandes choses que de s'acommoder, même par relâchement,

pour les maîtres, dont le suffrage impose et donne la réputation; et que nos grands politiques, qui veulent nous persuader et nous gouverner, s'imaginent devenir subitement capables de tout, d'instinct, sans étude et sans préparation. »

1. VAR. (édit. 1-4): les métiers, le bon conseil, l'esprit du jeu, celui de société et de la conversation.

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