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d'arbres ou de grains de sable; et ce qu'ils ignorent dans la suite de leur vie, savent à cet âge ètre les arbitres de leur fortune, et les maîtres de leur propre félicité. (ED. 4.)

Il n'y a nuls vices extérieurs et nuls défauts du corps qui ne soient aperçus par les enfants; ils les saisissent d'une première vue, et ils savent les exprimer par des mots convenables on ne nomme point plus heureusement. Devenus hommes, ils sont chargés à leur tour de toutes les imperfections dont ils se sont moqués. (ÉD. 4.)

L'unique soin des enfants est de trouver l'endroit foible de leurs maîtres, comme de tous ceux à qui ils sont soumis dès qu'ils ont pu les entamer, ils gagnent le dessus, et prennent sur eux un ascendant qu'ils ne perdent plus. Ce qui nous fait déchoir une première fois de cette supériorité à leur égard est toujours ce qui nous empêche de la recouvrer1. (ÉD. 4.)

La paresse, l'indolence et l'oisiveté, vices si naturels aux enfants, disparoissent dans leurs jeux, où ils sont vifs, appliqués, exacts, amoureux des règles et de la symétrie, où ils ne se pardonnent nulle faute les uns aux autres, et recommencent eux-mêmes plusieurs fois une

1. << Quoique vous veilliez sur vous-mêmes pour n'y laisser rien voir que de bon, n'attendez pas que l'enfant ne trouve jamais aucun défaut en vous souvent il apercevra jusqu'à vos fautes les plus légères.... D'ordinaire ceux qui gouvernent les enfants ne leur pardonnent rien, et se pardonnent tout à eux-mêmes. Cela excite dans les enfants un esprit de critique et de malignité; de façon que quand ils ont vu faire quelque faute à la personne qui les gouverne, ils en sont ravis et ne cherchent qu'à la mépriser. » (Fénelon, de l'Éducation des filles, chapitre v.) Le traité de l'Éducation des filles a paru en 1687.

seule chose qu'ils ont manquée présages certains qu'ils pourront un jour négliger leurs devoirs, mais qu'ils n'oublieront rien pour leurs plaisirs. (ÉD. 4.)

Aux enfants tout paroît grand, les cours, les jardins, 56. les édifices, les meubles, les hommes, les animaux; aux hommes les choses du monde paroissent ainsi, et j'ose dire par la même raison, parce qu'ils sont petits. (ÉD. 4.)

Les enfants commencent entre eux par l'état popu- 57. laire, chacun y est le maître; et ce qui est bien naturel, ils ne s'en accommodent pas longtemps, et passent au monarchique. Quelqu'un se distingue, ou par une plus grande vivacité, ou par une meilleure disposition du corps, ou par une connoissance plus exacte des jeux différents et des petites lois qui les composent; les autres lui défèrent, et il se forme alors un gouvernement absolu qui ne roule que sur le plaisir. (ÉD. 4.)

Qui doute que les enfants ne conçoivent, qu'ils ne 58. jugent, qu'ils ne raisonnent conséquemment ? Si c'est seulement sur de petites choses, c'est qu'ils sont enfants, et sans une longue expérience; et si c'est en mauvais termes, c'est moins leur faute que celle de leurs parents ou de leurs maîtres. (ÉD. 4.)

C'est perdre toute confiance dans l'esprit des enfants, 59. et leur devenir inutile, que de les punir des fautes qu'ils n'ont point faites, ou même sévèrement de celles qui sont légères. Ils savent précisément et mieux que personne ce qu'ils méritent, et ils ne méritent guère que ce qu'ils craignent. Ils connoissent si c'est à tort ou avec raison qu'on les châtie, et ne se gåtent pas moins par des peines mal ordonnées que par l'impunité. (ED. 4.)

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On ne vit point assez pour profiter de ses fautes. On en commet pendant tout le cours de sa vie ; et tout ce que l'on peut faire à force de faillir, c'est de mourir corrigé. Il n'y a rien qui rafraîchisse le sang comme d'avoir su éviter de faire une sottise3.

Le récit de ses fautes est pénible; on veut les couvrir et en charger quelque autre : c'est ce qui donne le pas au directeur sur le confesseur.

Les fautes des sots sont quelquefois si lourdes et si difficiles à prévoir, qu'elles mettent les sages en défaut, et ne sont utiles qu'à ceux qui les font. (ÉD. 6.)

L'esprit de parti abaisse les plus grands hommes jusques aux petitesses du peuple.

Nous faisons par vanité ou par bienséance les mêmes choses, et avec les mêmes dehors, que nous les ferions par inclination ou par devoir. Tel vient de mourir à

1. VAR. (édit. I et 24): L'on ne vit point assez.... L'on en commet, etc.

2. Ce n'est que dans la 7 édition que cette réflexion a été rapprochée de la précédente. Elle formait auparavant une remarque distincte.

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3. VAR. (édit. I et 2^): on aime au contraire à les couvrir et en charger quelque autre ; (édit. 2o et 3): on aime, etc. et à en charger quelque autre; (édit. 4) on s'efforce au contraire de les couvrir et d'en charger quelque autre.

4. « On ne connoît point assez que c'est la vanité qui donne le branle à la plupart de nos actions », avait dit Malebranche dans un passage que M. Damien (Étude sur la Bruyère et Malebranche, p. 58 et 59) rapproche des remarques 64, 65, 66 et 75 du chapitre des Jugements. Voyez dans la Recherche de la vérité, livre II, 2o partie, le chapitre vi (de la Préoccupation des commentateurs), où Malebranche a voulu démontrer que l'amour-propre conduit toujours les commentateurs à

Paris de la fièvre qu'il a gagnée à veiller sa femme, qu'il n'aimoit point.

;

Les hommes, dans le cœur, veulent être estimés, et 65. ils cachent avec soin l'envie qu'ils ont d'être estimés ; parce que les hommes veulent passer pour vertueux, et que vouloir tirer de la vertu tout autre avantage que la même vertu', je veux dire l'estime et les louanges 2, ce ne seroit plus être vertueux, mais aimer l'estime et les louanges, ou être vain3: les hommes sont très vains, et ils ne haïssent rien tant que de passer pour tels. (ÉD. 4).

3

Un homme vain trouve son compte à dire du bien ou 66. du mal de soi : un homme modeste ne parle point de soi. (ÉD. 4.)

On ne voit point mieux le ridicule de la vanité, et combien elle est un vice honteux, qu'en ce qu'elle n'ose se montrer, et qu'elle se cache souvent sous les apparences de son contraire. (ÉD. 4.)

louer les auteurs au delà de leurs mérites, lors même qu'ils ne s'aperçoivent point qu'en cela ils obéissent à la vanité, «< si naturelle à l'homme qu'il ne la sent pas. » — « La vertu n'iroit pas loin si la vanité ne lui tenoit compagnie », écrit de son côté la Rochefoucauld (no cc).

1. VAR. (édit. 4-7): tout autre avantage que la vertu même. 2. VAR. (édit. 4) comme seroient l'estime et les louanges.

3. VAR. (édit. 4-6): et être vain.

4. « On aime mieux dire du mal de soi-même que de n'en point parler. » La Rochefoucauld, no CXXXVIII.) « .... Se priser et se

mespriser, écrit Montaigne (livre III, chapitre XIII, tome IV, p. 106) en traduisant un passage d'Aristote (Morale à Nicomaque, livre IV, chapitre XII), naissent souuent de pareil air d'arrogance.... » Voyez plus loin, p. 32, note 2, le commentaire qu'a fait Malebranche du passage où Montaigne cite ainsi Aristote.

5. « L'humilité n'est souvent qu'une feinte soumission, dont on se sert pour soumettre les autres; c'est un artifice de l'orgueil qui s'abaisse pour s'élever; et bien qu'il se transforme en mille manières,

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La fausse modestie est le dernier raffinement de la vanité; elle fait que l'homme vain ne paroît point tel, et se fait valoir au contraire par la vertu opposée au vice qui fait son caractère : c'est un mensonge. La fausse gloire est l'écueil de la vanité; elle nous conduit à vouloir être estimés par des choses qui à la vérité se trouvent en nous, mais qui sont frivoles et indignes qu'on les relève : c'est une erreur. (ÉD. 4.)

Les hommes parlent de manière, sur ce qui les regarde, qu'ils n'avouent d'eux-mêmes que de petits défauts', et encore ceux qui supposent en leurs personne: de beaux talents ou de grandes qualités. Ainsi l'on se plaint de son peu de mémoire, content d'ailleurs de son

il n'est jamais mieux déguisé et plus capable de tromper que lorsqu'il se cache sous la figure de l'humilité. » (La Rochefoucauld, n° CCLIV.)

1. « Nous n'avouons de petits défauts que pour persuader que nous n'en avons pas de grands. » (La Rochefoucauld, no cccxxvii.) 2. En faisant cette remarque, la Bruyère, dit M. Damien (Étude sur la Bruyère et Malebranche, p.59), « semble avoir voulu généraliser les réflexions de Malebranche sur la vanité de Montaigne. » Voici le passage de Malebranche dont il s'agit : « C'est donc vanité, et une vanité indiscrète et ridicule à Montagne de parler avantageusement de lui-même à tout moment. Mais c'est une vanité encore plus extravagante à cet auteur de décrire ses défauts; car si on y prend garde, on verra qu'il ne découvre guère que ceux dont on fait gloire dans le monde à cause de la corruption du siècle; qu'il s'attribue volontiers ce qui peut le faire passer pour esprit fort, et lui donner l'air cavalier; et afin que par cette franchise simulée de la confession de ses désordres, on le croie plus volontiers dans les choses qu'il dit à son avantage. Il a raison de dire que se priser et se mespriser naissent souuent de pareil air d'arrogance. C'est toujours une marque certaine que l'on est plein de soi-même; et Montagne me paroît encore plus fier et plus vain quand il se blâme que lorsqu'il se loue, parce que c'est un orgueil insupportable que de tirer vanité de ses défauts au lieu de s'en humilier. » (De la Recherche de la vérité, livre II, 3e partie, chapitre v, tome I, p. 328.)

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