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culte; et moi, pensant à la contrariété des esprits, des goûts et des sentiments, je suis étonné de voir jusques à sept ou huit personnes se rassembler sous un même toit, dans une même enceinte, et composer une seule famille'. (ÉD. 2.)

Il y a d'étranges pères, et dont toute la vie ne semble occupée qu'à préparer à leurs enfants des raisons de se consoler de leur mort.

Tout est étranger dans l'humeur, les mœurs et les manières de la plupart des hommes. Tel a vécu pendant toute sa vie chagrin, emporté, avare, rampant, soumis, laborieux, intéressé, qui étoit né gai, paisible, paresseux, magnifique, d'un courage fier et éloigné de toute bassesse: les besoins de la vie, la situation où l'on se trouve, la loi de la nécessité forcent la nature et y causent ces grands changements. Ainsi tel homme au fond et en lui-même ne se peut définir: trop de choses qui sont hors de lui l'altèrent', le changent, le bouleversent; il n'est point précisément ce qu'il est ou ce qu'il paroît être.

La vie est courte et ennuyeuse: elle se passe toute à desirer. L'on remet à l'avenir son repos et ses joies, à cet

1. Cette remarque avait paru dans la re édition sous la forme suivante: «< Pénétrant à fond la contrariété des esprits, des goûts et des sentiments, je suis bien plus émerveillé de voir que les milliers d'hommes qui composent une nation se trouvent rassemblés en un même pays pour parler une même langue, vivre sous les mêmes lois, convenir entre eux d'une même coutume, des mêmes usages et d'un même culte, que de voir diverses nations se cantonner sous les différents climats qui leur sont distribués, et se partager sur toutes ces choses. >>

2. VAR. (édit. 1-3) et dont toute la vie semble n'être occupée. 3. VAR. (édit. 1 et 24): trop de choses sont hors de lui qui l'altèrent.

âge souvent où les meilleurs biens ont déjà disparu, la santé et la jeunesse. Ce temps arrive, qui nous surprend encore dans les desirs; on en est là, quand la fièvre nous saisit et nous éteint: si l'on eût guéri, ce n'étoit que pour desirer plus longtemps'.

Lorsqu'on desire, on se rend à discrétion à celui de 20. qui l'on espère: est-on sûr d'avoir, on temporise, on parlemente, on capitule. (ÉD. 8.)

Il est si ordinaire à l'homme de n'être pas heureux, et 21. si essentiel à tout ce qui est un bien d'être acheté par mille peines, qu'une affaire qui se rend facile devient suspecte'. L'on comprend à peine, ou que ce qui coûte si peu puisse nous être fort avantageux, ou qu'avec des mesures justes l'on doive si aisément parvenir à la fin que

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I. « Nous ne sommes iamais chez nous; nous sommes tousiours au delà la crainte, le desir, l'esperance nous eslancent vers l'aduenir, et nous desrobbent le sentiment et la consideration de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus. Calamitosus est animus futuri anxius*. » (Montaigne, Essais, livre I, chapitre III, tome I, p. 18, édition Furne, 1865.) << Et ainsi, le présent ne nous satisfaisant jamais, l'espérance nous pipe, et de malheur en malheur, nous mène jusqu'à la mort, qui en est un comble éternel. » (Pascal, Pensées, édition Havet, 1866, article VIII, 2.) « Que chacun examine ses pensées, avait encore dit Pascal (article III, 5), il les trouvera toujours occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent; et si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin le passé et le présent sont nos moyens; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »

2. «< Elle est si bonne, écrit Mme de Sévigné en parlant d'une affaire (lettre du 4 mars 1676, tome IV, p. 373), que nous ne croyons pas possible qu'elle puisse réussir. »

* Sénèque, épître xcvi.

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l'on se propose. L'on croit mériter les bons succès, mais n'y devoir compter que fort rarement.

L'homme' qui dit qu'il n'est pas né heureux pourroit du moins le devenir par le bonheur de ses amis ou de ses proches. L'envie lui ôte cette dernière ressource. (ÉD. 4.)

Quoi que j'aie pu dire ailleurs, peut-être que les affligés ont tort. Les hommes semblent être nés pour l'infortune, la douleur et la pauvreté; peu en échappent; et comme toute disgrâce peut leur arriver, ils devroient être préparés à toute disgrâce. (Ed. 6.)

Les hommes ont tant de peine à s'approcher sur les affaires, sont si épineux sur les moindres intérêts, si hérissés de difficultés, veulent si fort tromper et si peu être trompés, mettent si haut ce qui leur appartient, et si bas ce qui appartient aux autres, que j'avoue que je ne sais par où et comment se peuvent conclure les mariages, les contrats, les acquisitions, la paix, la trêve, les traités, les alliances.

A quelques-uns l'arrogance tient lieu de grandeur, l'inhumanité de fermeté, et la fourberie d'esprit. (ÉD. 5.) Les fourbes croient aisément que les autres le sont; ils ne peuvent guère être trompés, et ils ne trompent pas longtemps'.

1. Ce paragraphe n'a été séparé du précédent qu'à partir de la 7e édition.

2. Voyez tome II, p. 148, no 63 : « Combien de belles et inutiles raisons, etc. »

3. VAR. (édit. 1): Ceux qui sont fourbes croient aisément que les autres le sont; ils ne peuvent guère être trompés ni tromper.

Je me rachèterai toujours fort volontiers d'être fourbe par être stupide et passer pour tel. (ÉD. 5.)

On ne trompe point en bien; la fourberie ajoute la malice au mensonge. (ÉD. 5.)

S'il y avoit moins de dupes, il y auroit moins de ce qu'on appelle des hommes fins ou entendus, et de ceux qui tirent autant de vanité que de distinction d'avoir su, pendant tout le cours de leur vie, tromper les autres. Comment voulez-vous qu'Érophile, à qui le manque de parole, les mauvais offices, la fourberie, bien loin de nuire, ont mérité des grâces et des bienfaits de ceux mêmes qu'il a ou manqué de servir ou désobligés, ne présume pas infiniment de soi et de son industrie ? (ÉD. 8.)

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L'on n'entend dans les places et dans les rues des 27. grandes villes, et de la bouche de ceux qui passent, que les mots d'exploit, de saisie, d'interrogatoire, de promesse, et de plaider contre sa promesse. Est-ce qu'il n'y auroit pas dans le monde la plus petite équité? Seroit-il au contraire rempli de gens qui demandent froidement ce qui ne leur est pas dû, ou qui refusent nettement de rendre ce qu'ils doivent? (ED. 4.)

Parchemins inventés pour faire souvenir ou pour convaincre les hommes de leur parole: honte de l'humanité! (ÉD. 8.)

Otez les passions, l'intérêt, l'injustice, quel calme dans les plus grandes villes ! Les besoins et la subsistance n'y font pas le tiers de l'embarras. (ÉD. 4.)

Rien n'engage tant un esprit raisonnable à supporter 28. tranquillement des parents et des amis les torts qu'ils ont à son égard, que la réflexion qu'il fait sur les vices de

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l'humanité, et combien il est pénible aux hommes d'être constants, généreux, fidèles, d'être touchés d'une amitié. plus forte que leur intérêt. Comme il connoît leur portée, il n'exige point d'eux qu'ils pénètrent les corps, qu'ils volent dans l'air, qu'ils aient de l'équité. Il peut haïr les hommes en général, où il y a si peu de vertu; mais il excuse les particuliers, il les aime même par des motifs plus relevés, et il s'étudie à mériter le moins qu'il se peut une pareille indulgence.

Il y a de certains biens que l'on desire avec emportement, et dont l'idée seule nous enlève et nous transporte: s'il nous arrive de les obtenir, on les sent plus tranquillement qu'on ne l'eût pensé, on en jouit moins que l'on aspire encore à de plus grands'.

Il y a des maux effroyables et d'horribles malheurs où l'on n'ose penser, et dont la seule vue fait frémir: s'il arrive que l'on y tombe, l'on se trouve des ressources que l'on ne se connoissoit point, l'on se roidit contre son infortune, et l'on fait mieux qu'on ne l'espéroit.

Il ne faut quelquefois qu'une jolie maison dont on hérite, qu'un beau cheval ou un joli chien dont on se trouve

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1. VAR. (édit. 1-4): que l'on n'aspire encore à de plus grands. — MM. Walckenaer et Destailleur ont conservé la leçon des quatre premières éditions, attribuant à une faute d'imprimerie la suppression de la négation, qui est plutôt, ce nous semble, une correction de l'auteur. « Quoy que ce soit qui tumbe en nostre cognoissance et iouïssance, dit Montaigne (livre I, chapitre LIII, tome I, p. 466 et 467), nous sentons qu'il ne nous satisfaict pas, et allons becant aprez les choses aduenir et incogneues, d'autant que les presentes ne nous saoulent point; non pas, à mon aduis, qu'elles n'ayent assez de quoy nous saouler, mais c'est que nous les saisissons d'une prinse malade et desreglée. »

2. VAR. (édit. 7) : et s'il arrive.

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