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tableaux1: Ménalque, qui pendant la narration est hors du cloître, et bien loin au delà, y revient enfin, et demande au père si c'est le chanoine ou saint Bruno qui est damné. Il se trouve par hasard avec une jeune veuve; il lui parle de son défunt mari, lui demande comment il est mort; cette femme, à qui ce discours renouvelle ses douleurs, pleure, sanglote, et ne laisse pas de reprendre tous les détails de la maladie de son époux, qu'elle conduit depuis la veille de sa fièvre, qu'il se portoit bien, jusqu'à l'agonie: Madame, lui demande Ménalque, qui l'avoit apparemment écoutée avec attention, n'aviezvous que celui-là? Il s'avise un matin de faire tout hâter dans sa cuisine, il se lève avant le fruit, et prend congé de la compagnie: on le voit ce jour-là en tous les endroits de la ville, hormis en celui où il a donné un rendez-vous précis pour cette affaire qui l'a empêché de dîner, et l'a fait sortir à pied, de peur que son carrosse ne le fit attendre. L'entendez-vous crier, gronder, s'emporter contre l'un de ses domestiques? il est étonné de ne le point voir: « Où peut-il être? dit-il; que fait-il ? qu'est-il devenu? qu'il ne se présente plus devant moi, je le chasse dès à cette heure. » Le valet arrive, à qui il demande fièrement d'où il vient; il lui répond qu'il vient de l'endroit où il l'a envoyé, et il lui rend un fidèle

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1. VAR. (édit. 7): dans un de ses tableaux. - L'aventure dont il s'agit, reproduite dans le troisième tableau de le Sueur, est le miracle qui, suivant la légende, détermina saint Bruno à se retirer du monde : on allait ensevelir un éloquent et savant chanoine de Paris; pendant les funérailles, le mort se dressa, s'écria qu'il était damné, puis s'affaissa dans sa bière. Saint Bruno, fondateur de l'ordre des

Chartreux, est mort en 1101.

2. On lit dans la 6° édition : « Il s'avise un matin de faire tout håter dans sa cuisine, il ne se mettra jamais assez tôt à table, il se lève avant le fruit, etc. Peut-être le membre de phrase souligné a-t-il été oublié par l'imprimeur dans la 7e édition.

compte de sa commission. Vous le prendriez souvent pour tout ce qu'il n'est pas: pour un stupide, car il n'écoute point, et il parle encore moins; pour un fou, car outre qu'il parle tout seul, il est sujet à de certaines grimaces et à des mouvements de tête involontaires; pour un homme fier et incivil, car vous le saluez, et il passe. sans vous regarder, ou il vous regarde sans vous rendre le salut; pour un inconsidéré, car il parle de banqueroute au milieu d'une famille où il y a cette tache, d'exécution et d'échafaud devant un homme dont le père y a monté, de roture devant des roturiers qui sont riches et qui se donnent pour nobles. De même il a dessein d'élever auprès de soi un fils naturel sous le nom et le personnage d'un valet; et quoiqu'il veuille le dérober à la connoissance de sa femme et de ses enfants, il lui échappe de l'appeler son fils dix fois le jour. Il a pris aussi la résolution de marier son fils à la fille d'un homme d'affaires, et il ne laisse pas de dire de temps en temps, en parlant de sa maison et de ses ancêtres, que les Ménalques ne se sont jamais mésalliés. Enfin il n'est ni présent ni attentif dans une compagnie à ce qui fait le sujet de la conversation.. Il pense et il parle tout à la fois, mais la chose dont il parle est rarement celle à laquelle il pense; aussi ne parle-t-il guère conséquemment et avec suite: où il dit. non, souvent il faut dire oui, et où il dit oui, croyez qu'il veut dire non; il a, en vous répondant si juste, les yeux fort ouverts, mais il ne s'en sert point: il ne regarde ni vous ni personne, ni rien qui soit au monde. Tout ce que vous pouvez tirer de lui, et encore dans le temps qu'il est le plus appliqué et d'un meilleur commerce, ce sont ces mots: Oui vraiment; C'est vrai; Bon! Tout de bon? Oui-da! Je pense qu'oui; Assurément; Ah! ciel !

1. VAR. (édit. 6) : à certaines grimaces.

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et quelques autres monosyllabes qui ne sont pas même placés à propos. Jamais aussi il n'est avec ceux avec qui il paroît être il appelle sérieusement son laquais Monsieur; et son ami, il l'appelle la Verdure; il dit Votre Révérence à un prince du sang, et Votre Altesse à un jésuite. Il entend la messe : le prêtre vient à éternuer ; il lui dit: Dieu vous assiste! Il se trouve avec un magistrat cet homme, grave par son caractère, vénérable par son âge et par sa dignité, l'interroge sur un événement et lui demande si cela est ainsi; Ménalque lui répond: Oui, Mademoiselle. Il revient une fois de la campagne ses laquais en livrées entreprennent de le voler et y réussissent; ils descendent de son carrosse, lui portent un bout de flambeau sous la gorge3, lui demandent la bourse, et il la rend. Arrivé chez soi, il raconte son aventure à ses amis, qui ne manquent pas de l'interroger sur les circonstances, et il leur dit: Demandez à mes gens, ils y étoient. (ÉD. 6).

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L'incivilité n'est pas un vice de l'âme, elle est l'effet de 8. plusieurs vices: de la sotte vanité, de l'ignorance de ses devoirs, de la paresse, de la stupidité, de la distraction, du mépris des autres, de la jalousie. Pour ne se répandre que sur les dehors, elle n'en est que plus haïssable, parce que c'est toujours un défaut visible et manifeste. Il est vrai cependant qu'il offense plus ou moins, selon la cause qui le produit. (Éd. 4.)

Dire d'un homme colère, inégal, querelleux, chagrin,

1. VAR. (édit. 6): Il se trouve avec un grand magistrat.

2. Le caractère de Ménalque finit ici dans la 6e édition. Le reste a été ajouté dans la 7o.

3. Lui portent un bout de flambeau sous la gorge, membre de phrase ajouté dans la 8e édition.

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II.

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pointilleux, capricieux: «< c'est son humeur, » n'est pas l'excuser, comme on le croit, mais avouer sans y penser que de si grands défauts sont irrémédiables. (ÉD. 4.)

Ce qu'on appelle humeur est une chose trop négligée parmi les hommes: ils devroient comprendre qu'il ne leur suffit pas d'être bons, mais qu'ils doivent encore paroître tels, du moins s'ils tendent à être sociables, capables d'union et de commerce, c'est-à-dire à être des hommes. L'on n'exige pas des âmes malignes qu'elles aient de la douceur et de la souplesse; elle ne leur manque jamais, et elle leur sert de piège pour surprendre les simples, et pour faire valoir leurs artifices: l'on desireroit de ceux qui ont un bon cœur qu'ils fussent toujours pliants, faciles, complaisants; et qu'il fût moins vrai quelquefois que ce sont les méchants qui nuisent, et les bons qui font souffrir. (ÉD. 4.)

Le commun des hommes va de la colère à l'injure. Quelques-uns en usent autrement ils offensent, et puis ils se fâchent; la surprise où l'on est toujours de ce procédé ne laisse pas de place au ressentiment. (ÉD. 4).

Les hommes ne s'attachent pas assez à ne point manquer les occasions de faire plaisir : il semble que l'on n'entre dans un emploi que pour pouvoir obliger et n'en rien faire; la chose la plus prompte et qui se présente d'abord, c'est le refus, et l'on n'accorde que par réflexion.

Sachez précisément ce que vous pouvez attendre des

1. VAR. (édit. 4 et 5): Le commun des hommes vont. — La 4o édition de Lyon (Thomas Amaulry, 1689) est la première où le singulier va soit substitué au pluriel vont.

hommes en général, et de chacun d'eux en particulier, et jetez-vous ensuite dans le commerce du monde. (ÉD. 8.)

Si la pauvreté est la mère des crimes, le défaut d'es- 13. prit en est le père. (ÉD. 4.)

Il est difficile qu'un fort malhonnête homme ait assez 14. d'esprit: un génie qui est droit et perçant conduit enfin à la règle, à la probité, à la vertu. Il manque du sens et de la pénétration à celui qui s'opiniâtre dans le mauvais comme dans le faux: l'on cherche en vain à le corriger par des traits de satire qui le désignent aux autres, et où il ne se reconnoît pas lui-même; ce sont des injures dites à un sourd. Il seroit desirable pour le plaisir des honnêtes gens et pour la vengeance publique, qu'un coquin ne le fût pas au point d'être privé de tout sentiment.

Il

y a des vices que nous ne devons à personne, que 15. nous apportons en naissant, et que nous fortifions par l'habitude; il y en a d'autres que l'on contracte, et qui nous sont étrangers. L'on est né quelquefois avec des mœurs faciles, de la complaisance, et tout le desir de plaire; mais par les traitements que l'on reçoit de ceux avec qui l'on vit ou de qui l'on dépend, l'on est bientôt jeté hors de ses mesures, et même de son naturel: l'on a des chagrins et une bile que l'on ne se connoissoit point, l'on se voit une autre complexion, l'on est enfin étonné de se trouver dur et épineux.

L'on demande pourquoi tous les hommes ensemble ne 16. composent pas comme une seule nation, et n'ont point voulu parler une même langue, vivre sous les mêmes lois, convenir entre eux des mêmes usages et d'un même

LA BRUYÈRE. III. — I

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